Sur cette question, comme sur bien d’autres, il faut faire très attention à la manière dont on pose le problème. Car si on le pose de travers, il est évident qu’on ne trouvera pas la solution. Je vais donc procéder de façon négative, pour identifier au moins trois erreurs. Nous verrons ensuite s’il est possible de poser correctement la question. Une réflexion de Mgr Simon.
Première erreur
Elle vient des termes employés : « Les Chrétiens dans le monde ». Or le mot monde a deux sens très différents.
1°) Dans la tradition chrétienne, depuis l’Évangéliste Saint Jean, “le monde” a un sens péjoratif: c’est le domaine des ténèbres, soumis à Satan, et qui a refusé d’accueillir Jésus-Christ. Le mot est alors entendu dans un sens religieux et moral. C’est le péché et l’idolâtrie.
2°) Aujourd’hui il a un sens plutôt sociologique, ou politique au sens large. Le monde, c’est la Cité, avec toutes ses instances d’organisation et de décision. Il est donc clair que les Chrétiens doivent se méfier du “monde” au premier sens du mot. Ils doivent “se garder purs au milieu du monde” et se libérer de toutes les formes d’idolâtrie “mondaine”. Par contre, les Chrétiens vivent dans le monde, au deuxième sens du mot. Ils y sont à part entière. C’est dans cette société concrète qu’ils doivent témoigner et développer tous leurs talents. Ils ont à s’engager, au milieu des autres citoyens, pour servir tous les hommes, y compris ceux qui ne partagent pas la Foi, et qui, éventuellement, ne partagent pas les mêmes valeurs morales. Ils seront donc en désaccord avec certains, mais ceci ne doit pas pour autant dégénérer en mépris ou en diverses formes d’intolérance. Les sociétés modernes ont prévu des procédures pour gérer et dépasser les conflits et les divergences.
La deuxième erreur
L’Église serait antérieure à la société et donc” dépassée ” par la vie moderne. C’est vrai, l’Église a 2000 ans et la société moderne n’a pas deux siècles. Le slogan “la France, fille aînée de l’Église” accentue l’erreur. Si la société est “fille” de l’Église, il ne faut pas s’étonner qu’elle ait eu envie de s’émanciper. Beaucoup de militants des générations précédentes ont vécu selon ce schéma. Ils ont eu l’impression d’être nés dans une société “intégralement” chrétienne, (= la chrétienté) et ils ont découvert qu’ils avaient à s’engager dans une société démocratique en “rupture” avec Église Certains en ont déduit qu’ils devaient quitter Église pour s’investir dans la modernité. Et même en essayant de distinguer entre l’Évangile d’un côté et Église institution de l’autre, ils se trouvent plus ou moins en porte à faux, et ils ont parfois du mal à proposer la Foi à leurs propres enfants. Mais il y a là une erreur d’optique. En fait, l’Église ne vient pas du passé. Elle a un passé très long, et parfois très lourd, et il convient de l’étudier, de se situer vis-à-vis de lui. Mais, fondamentalement, Église vient de l’Avenir, car elle est fondée sur la Résurrection du Christ. Et nous attendons le retour du Christ. L’Église n’est donc pas liée à la culture d’hier. Elle est promesse pour chacun de nous et elle ouvre un horizon devant nous. On ne naît pas Chrétien. on le devient (1). En ce sens, ce sont les catéchumènes qui peuvent nous aider à bien poser notre problème. Nous naissons citoyens, ou nous le devenons par naturalisation. Nous découvrons que nous avons à vivre nos engagements dans la société. En même temps, nous devenons Chrétiens et l’Évangile nous montre que nous appartenons à l’Humanité qui est aimée de Dieu et sauvée par le Christ. L’Évangile est donc un appel à vivre nos engagements. non pas seulement dans les limites de notre ville. de notre pays ou de l’Europe mais aussi en restant ouverts à toutes les questions universelles. De ce point de vue, les questions autour de la mondialisation nous concernent directement, car Église s’adresse à toute l’humanité. (Cf. les JMJ, à Paris ou à Rome.)
La troisième erreur
L’Église serait en concurrence avec l’État. Mais l’Église n’est pas de même nature que l’État. Une comparaison peut éclairer cela. L’Église et l’État ne sont pas comme de l’eau et de l’huile, qui se repoussent mutuellement. Ils ne sont pas de même nature. Ils sont plutôt à penser dans le même rapport que l’air et la lumière. N’étant pas de même nature, ils ne s’opposent pas. Mais tous les deux peuvent être nécessaires et utiles à la vie des personnes et des sociétés. Pendant des siècles, quand il n’y avait pas d’État de Droit, Église a pris des initiatives et créé des institutions: écoles, hospices, bibliothèques, associations de convivialité ou de charité, etc. Au siècle dernier, il a parfois été difficile de passer de ces institutions confessionnelles au service public. Mais aujourd’hui, un nouvel équilibre a été trouvé en Europe occidentale. Par contre, dans des pays du Tiers- Monde, Église assure souvent des fonctions de suppléance. Les jeunes qui partent dans dès missions humanitaires doivent en tenir compte.
Pour conclure
Nous sommes entrés dans une nouvelle époque des relations Église/État, et donc de l’engagement des chrétiens dans la société. On peut se référer, sur ce point, à un texte, qui reste très actuel, des Évêques de France, à Lourdes, en 1972. (2) Nous ne venons pas de l’Église pour entrer dans la société moderne. Nous naissons dans la société moderne. Nous y grandissons et nous découvrons l’importance de l’engagement et du service. En même temps, devenus Chrétiens en étant encore enfants, ou devenus Chrétiens par un baptême à l’âge adulte, nous découvrons que Jésus-Christ éclaire le sens ultime de nos vies. Sa Résurrection est une Promesse, mais elle est déjà à l’uvre, par l’Esprit, dans nos vies quotidiennes. En ce sens. L’Évangile est une instance critique, qui nous interpelle sur le sens de nos engagements et nous libère des idolâtries du pouvoir, de l’argent, de la domination dans tous les domaines de notre vie. L’Évangile est donc à la fois fondateur et critique. Il nous permet de relire nos vies dans la Lumière du Christ Ressuscité et il nous interroge chaque jour sur la manière dont nous mettons nos forces au service des autres. « Ce que vous aurez fait à l’un des ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait ». (Matthieu 25…)
(1) Je me permets de renvoyer à mon livre « Vers une France païenne ? » 1999- Ed. Cana.
(2) « Pour une pratique chrétienne de la politique » Centurion 1972.