Le Christ est présent dans l’Eucharistie, Il est aussi présent dans le pauvre. Face à la souffrance on peut être tenté par la passivité, il nous est proposé l’engagement. Nos vies sont des aventures et des combats.
Le pauvre ! Il n’est pas tant celui qui n’a pas que celui qui ne peut pas. Il se sent de trop. Il est face à un vide de sens et de dignité. Il refuse la main tendue. Il retombe sans cesse. Il est Marc malade du sida, sans-abri et sans espoir, rencontré à Manhattan. Il est Fernando qui me fait visiter son bidonville à Lima et qui noie ses doutes dans la drogue. Il est Arlyn qui se prostitue à Cebu (Philippines) pour payer ses études. Le pauvre se cache dans ces vies orphelines de sens et de finalité. Il espère à l’envers ou il n’espère plus. Il est à la porte de lui-même. Toutes les pauvretés rendent fragiles et vulnérables. Elles sont des lieux où il convient d’oser l’amour, à temps et à contre temps. Là est la voie de mon salut : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25:40). Là est également le secret de mon identité.
Depuis cinq ans, plusieurs soirs par semaine, nous sommes quelques jeunes à avoir choisi la rue comme terrain de compassion pour y être Semeurs d’Espérance. Avec notre foi et notre intelligence, nous voulons nous laisser accueillir par les personnes sans-abri et le Mystère qu’elles révèlent. Nous voulons embrasser le scandale de la misère pour reconnaître avec ceux qui la subissent ou qui ne peuvent plus s’en défaire, le secret d’une présence. Ce qui étonne, c’est le sourire, l’énigme du rire même, sur le visage de l’humanité crucifiée. Certains sont devenus des maîtres à aimer. Ils révèlent le secret de Noël, la folie de Jésus qui veut naître dans nos dénuements. Dieu est partout ou il n’est pas. C’est dans ce qui nous semble parfois être le moins façonné à Son image que nous voulons Le rencontrer et être signes de Sa Rédemption. Dans les gares parisiennes, au contact de Michel, d’Eric ou de Mohamed, amis sans toit, nous apprenons à « être ». Chaque rencontre avec la personne pauvre nous met face à nous même, et face à nos incapacités. Ces amis nous bousculent dans notre vulnérabilité et font d’elle une crèche. Ils ouvrent à leur tour notre porte, lourde d’une « richesse » qui parfois faisait rempart à l’essentiel.
Si les pauvres sont nos pédagogues, quelle école nous permet de les reconnaître comme tels ? Je crois que rien ne parle autant d’amour que la présence de Jésus dans l’hostie consacrée. Elle ne provoque personne, elle mendie et laisse toute liberté. Elle ne crie pas. Elle s’offre à peine. Elle laisse disposer d’elle-même. En elle, le Verbe du Père prend le visage du silence. C’est auprès de ce verbe silencieux, dans cette présence immobile, que nous venons apprendre à aimer. C’est en elle que prend chair nos « je t’aime ». J’ai besoin de me tenir là longtemps, sans rien faire, tout à côté de Jésus hostie, pour arriver à me tenir à côté de Jésus parfois défiguré le soir venu dans la rue. Passer de l’adoration à la rencontre de l’homme démuni est un même acte d’amour. L’invisible apparaît alors à travers le visible, comme en transparence. Dans son Eucharistie Jésus me promet l’essentiel. Il m’invite à ordonner mes besoins physiologiques et sociaux à ma source et à ma finalité. Comme le Christ, le pauvre me révèle à moi-même. Il est un « sacrement ». Il est manifestation d’Un autre. Il est signe visible d’une présence et d’une grâce invisible. Sa souffrance me rappelle Celui qui à pris mon humanité, Celui qui n’est pas « venu pour les justes et les bien-portants, mais pour les malades et les pécheurs » (Mt 9:12-13).
Les premiers mots de Yahvé à Caïn, à la famille de l’homme, sont un terrible rappel : « Où est ton frère Abel ? » (Gen 4:9). Ces mots s’adressent aujourd’hui à chacun de nous : « Où est ton frère dans les bidonvilles de Manille ? Où est ton frère dans les prisons françaises ? Où est ton frère dans les hôpitaux de New York ? Qui es-tu pour lui ? Qu’as-tu fait de ton frère ? » Cette phrase qui traverse les siècles résonnera jusqu’à la fin des temps : « J’avais faim et tu m’as donné à manger » (Mt 25:35). Ou bien, et c’est terrible : « J’avais faim et tu m’as laissé mourir de faim ». La charité ne dort pas. Elle est vivante et elle s’incarne. Le paradoxe et le handicap de notre époque, c’est que le monde s’éveille au drame de la pauvreté avec une mentalité de riche. Un père Ceyrac ou une Mère Teresa s’approchent de ce même drame avec un cur de pauvre, à la suite du Christ. Je crois que sans cette disposition le combat contre la misère ne saurait être ni efficace ni durable : « Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, s’il me manque l’Amour, cela ne me sert de rien » (1Co 13:3).
Le visage du Seigneur brille sur tous les visages du monde. Et cette marche vers un visage est tout l’amour et toute la beauté de ce monde. Mais cette marche est aussi toute la souffrance de ce monde. Cette marche, je veux croire qu’elle commence à genoux devant Jésus hostie :
– Apprends-moi à regarder chaque homme comme un lieu de rencontre.
– Apprends-moi à marcher vers sa beauté et à marcher vers sa souffrance.
– Apprends-moi à t’y rejoindre dans l’une comme dans l’autre, comme dans un seul et même mystère. C’est là que tu m’attends, avec mon audace et mon sourire d’enfant. Prends-moi par la main et conduis moi vers le secret de ce que je suis.
En 1958, à Bombay, l’Abbé Pierre rappelait cette particularité de notre foi catholique : « Le Christ nous a dit qu’Il est présent dans l’Eucharistie, et nous le croyons parce qu’Il nous l’a dit. Mais nous croyons aussi qu’Il est présent dans le pauvre, parce qu’Il nous l’a dit ». Nourris de l’hostie, nous voici à même d’accueillir l’Enfant de la crèche et de donner à Dieu notre cur comme berceau pour qu’Il le transfigure.
Nous ne passons qu’une fois le chemin de nos vies. Et ces vies sont des aventures et des combats. Face à la souffrance on peut être tenté par la passivité, il nous est proposé l’engagement. On peut être tenté par l’enfermement, il nous est proposé le don par amour. On peut être tenté par l’anéantissement, il nous est proposé de nous laisser transformer. Pour nous laisser transformer, je crois qu’il convient de poser nos regards sur Celle qui a porté l’Espérance du monde jusqu’à la Résurrection. Elle est murmure qui conduit à Son Fils. Cette perspective doit nous aider à écrire notre pèlerinage terrestre comme une lettre aux grands au nom des petits.