Sermon pour la Nativité de la Vierge Marie – Saint Bernard
1. Le ciel a la joie de connaître la présence de la Vierge féconde, la terre vénère le souvenir de son passage. Il en va de même de tous les biens : là-haut ils sont manifestes, ici on n’en a que la mémoire ; au ciel, c’est la satiété, sur terre les prémices et le faible avant-goût ; d’une part la réalité, de l’autre le nom seulement…
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7. Vénérons Marie de toutes les fibres de notre coeur, de tout notre pouvoir d’aimer et de tous nos voeux. Telle est la volonté de celui qui a voulu que nous ayons tout par Marie. C’est sa volonté, dis-je, mais il le veut dans notre intérêt. En toute occasion et de toute manière, Marie vient en aide à nos misères, apaise nos tremblements, stimule notre foi, conforte notre espérance, écarte nos défiances et remédie à notre lâcheté. Vous craigniez de vous approcher du Père. Il sera exaucé par égard pour lui-même, car le Père aime son Fils. Aurez-vous peur de lui aussi ? Il est votre frère et votre chair, il a tout subi sauf le péché, afin d’apprendre la miséricorde. Ce frère, c’est Marie qui vous l’a donné. Mais peut-être craignez-vous en lui aussi la majesté divine, puisque, tout en se faisant homme, il est resté Dieu. Vous cherchez encore un avocat auprès de lui ? Recourez à Marie. En elle, vous trouverez l’humanité pure, non seulement pure de toute contamination, mais à l’état pur, puisqu’elle n’a que l’une des deux natures. Je n’hésite pas à dire qu’elle aussi sera exaucée par égard pour elle. Le Fils écoutera sa Mère, et le Père écoutera son Fils. Mes petits enfants, voici l’échelle des pécheurs, voici toute mon assurance et la raison de mon espérance. Quoi donc ? Le Fils pourrait éconduire sa mère, ou souffrir qu’on l’éconduise ? Ne pas l’entendre ou n’être pas entendu lui-même ? Certainement pas. “Tu as trouvé grâce auprès de Dieu”, dit l’ange. Heureusement ! Marie trouvera toujours grâce, et c’est de la grâce seule que nous avons besoin. La Vierge ne recherchait pas, comme Salomon, la sagesse, ni les richesses, ni les honneurs, ni la puissance, mais la grâce. Et c’était sage, car nous ne pouvons être sauvés que par la grâce.
8. Pourquoi désirer autre chose, mes frères ? Cherchons la grâce, et cherchons-la avec l’aide de Marie, car elle trouve ce qu’elle cherche, et ne revient pas bredouille. Mais cherchons la grâce auprès de Dieu, non pas cette grâce illusoire que dispensent les hommes. Que d’autres veuillent s’acquérir des mérites ; nous nous emploierons à obtenir la grâce. Et n’est-ce point une grâce que nous soyons ici ? Oui, car sans la miséricorde du Seigneur, nous aurions été anéantis. Qui, nous ? Nous les parjures, les adultères, les homicides, les voleurs, nous les excréments de ce monde ! Interrogez vos consciences, mes frères, et avouez que là où abonda le péché, la grâce surabonde (Rm,5,20).
Marie n’allègue point son mérite, elle demande la grâce. Elle compte si bien sur la grâce, et elle est si peu orgueilleuse, qu’en entendant la salutation de l’ange, elle est prise de crainte. “Marie, dit l’Evangile, se demandait ce que signifiait cette salutation”. C’est qu’elle s’estimait très indigne d’être saluée par un ange. Elle se disait sans doute : ” Comment se fait-il qu’un ange du Seigneur vienne me trouver ? ” Ne crains rien, Marie, ne t’étonne pas qu’un ange vienne : un autre viendra, plus grand que l’ange. Ne sois pas surprise de voir l’ange du Seigneur. Et puis, pourquoi ne verrais-tu pas un ange, toi qui mènes déjà une vie angélique ? Pourquoi ne saluerait-il pas la concitoyenne des saints et la servante de Dieu ? La virginité est une vie angélique, car ceux qui ne prennent ni mari ni femme sont comme des anges de Dieu (Mt,22,30)
9. …Si tout homme qui s’humilie doit être exalté, qu’y a-t-il de plus sublime que l’humilité de Marie ? Elisabeth, toute surprise de sa venue, disait : “Comment se fait-il que la Mère du Seigneur vienne chez moi ? Mais elle devait s’étonner plus encore qu’à la manière de son Fils, Marie vînt pour servir, et non pour être servie (Mt,20,28). Aussi est-ce à juste titre que le Chantre divin l’accueillait de cet hymne de louange : Qui est celle qui monte comme l’aurore à son lever, belle comme la lune, lumineuse comme le soleil, redoutable comme une armée rangée en bataille ? (cant.8,9). Elle monte, en effet, au-dessus de tout le genre humain, elle monte jusqu’aux anges, mais elle les dépasse encore, et elle va occuper sa place plus haut que toute créature céleste. Il faut d’ailleurs qu’elle aille puiser plus haut que les anges cette eau vive qu’elle doit reverser sur les hommes.
10. Comment cela se fera-t-il, dit-elle, puisque je ne connais pas d’homme ? Vraiment sainte de corps et d’esprit, elle a gardé sa chair intacte et elle est résolue à la garder toujours, mais l’ange lui répond : L’Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre (Lc,1,34,35). Ne m’interroge pas, semble-t-il lui dire, ceci me dépasse et je n’ai rien à t’en dire. C’est l’Esprit-Saint, non pas l’esprit angélique, qui surviendra en toi ; et c’est la vertu du Très-Haut qui t’enveloppera de son ombre, ce n’est pas moi. Ne t’attarde pas parmi les anges, Vierge sainte ; la terre assoiffée attend de recevoir par ton intervention une eau désaltérante venue de plus haut. Quand tu auras un peu dépassé le ciel des anges, tu trouveras celui qu’aime ton âme. Un peu, te dis-je, non qu’il ne soit incomparablement supérieur aux anges, mais parce qu’entre eux et lui tu ne trouveras plus aucun intermédiaire. Dépasse donc les Vertus et les Dominations, les Chérubins et les Séraphins, pour parvenir à celui qu’ils acclament à l’envi : ” Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu des armées (Isaie,6,3). Car le Saint qui naîtra de toi sera appelé le Fils de Dieu “. Il est source de sagesse, Verbe du Père au plus haut des cieux. Ce Verbe, par ton intermédiaire, se fera chair, et celui qui dit : ” Je suis dans le Père et le Père est en moi ” (Jn,14,10) dira aussi : “Je suis sorti de Dieu et je suis venu ” (Jn,8,42). “Au commencement était le Verbe”, dit l’Evangile. Déjà la source jaillissait, mais seulement à l’intérieur d’elle-même. Car le Verbe était en Dieu, habitant la lumière inaccessible. Dès l’origine, le Seigneur disait : “J’ai des pensées de paix, et non d’affliction”. Mais ta pensée, Seigneur, est en toi, et nous ignorons ce que tu penses. Nul n’a connu la volonté de Dieu, nul n’a fait partie de son conseil. La pensée pacifique s’est donc réalisée sur terre dans l’oeuvre de paix : le Verbe s’est fait chair et habite désormais parmi nous. Par la foi, il réside dans nos coeurs, dans notre mémoire, dans notre pensée ; il est même descendu jusque dans notre imagination. Jusque-là, en effet, l’homme ne pouvait connaître de Dieu que l’idole qu’il s’en était forgée dans son coeur.
11. Il était incompréhensible et inaccessible, invisible et parfaitement insaisissable à la pensée. Mais il a voulu être compris, être vu, être saisi par la pensée. Comment, direz-vous ? En se couchant dans la crèche, en reposant au giron de la Vierge, en prêchant sur la montagne, en passant les nuits à prier, en se laissant clouer à la croix, dans la lividité de sa mort, dans sa liberté entre les morts, en régnant sur les enfers, puis en ressuscitant le troisième jour, et en montrant aux Apôtres, pour preuve de sa victoire, la marque des clous ; enfin, en montant au ciel sous leurs yeux. Chacune de ses actions appellent les réflexions les plus sincères et les plus pieuses. Dès que j’évoque l’une d’entre elles, je pense à Dieu, et à travers toutes il est mon Dieu. Méditer ainsi, c’est la sagesse même, je l’ai dit, et j’estime que rien n’est plus recommandable que de se remémorer toute la douceur de ces événements…
12. Considérez donc comment Marie s’est élevée jusqu’aux anges par la plénitude de la grâce, et plus haut encore par l’intervention en elle du Saint-Esprit. Les anges possèdent la charité, la pureté et l’humilité, toutes vertus qui sont éclatantes en Marie. Mais je l’ai déjà montré tout à l’heure, dans la mesure où nous sommes capables de parler de ces mystères ; il faut faire voir maintenant en quoi elle est supérieure aux anges. Quel est l’ange à qui il ait jamais été dit : “L’Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut t’enveloppera de son ombre : c’est pourquoi le Saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu ? Car enfin, la Vérité est née de la terre (Ps,84,12), et non du monde des anges ; elle a fait sienne non pas la nature angélique, mais la race d’Abraham. Pour un ange, c’est déjà un grand honneur que d’être le serviteur du Seigneur ; mais Marie a mérité mieux : d’en être la Mère. La gloire sans pareille de la Vierge, c’est sa fécondité, et ce privilège unique la rend aussi supérieure aux anges que le nom de Mère surpasse la qualité de serviteur. Déjà pleine de grâce, déjà brulante de charité, vierge sans tâche, et pétrie d’humilité, il lui est échu cette grâce de surcroît : de concevoir sans connaître l’homme et de devenir mère sans subir les douleurs de l’enfantement. Mais c’est peu de chose encore : l’enfant qui est né d’elle est appelé le Saint, et il est le Fils de Dieu.
13. Dès lors, mes frères, nous devons tout mettre en oeuvre pour que la Parole sortie de la bouche du Père et venue jusqu’à nous par la médiation de la Vierge ne s’en retourne pas à vide ; par cette même médiation, il nous faut rendre grâce pour grâce. Tant que nous ne pouvons que désirer la présence de Dieu, célébrons sans cesse sa mémoire ; et que les flots de la grâce remontent à leur source première pour en revenir plus abondants encore. S’ils ne retournent à leur origine, ils tariront et, infidèles dans les petites choses, nous ne mériterons pas les grandes récompenses…