Entretien avec Claire Vaylet, médecin hospitalier, responsable de l’aumônerie étudiante d’art et d’archéologie (Paris), Arnaud Favart, prêtre de la Mission de France, responsable du nouveau projet Pôle jeune à Gennevilliers et aumônier général adjoint des Scouts de France, et Patrick François, permanent des Fondations pour un monde nouveau, chargé de mission pour les jeunes (international).
Croire aujourd’hui : Comment qualifiez-vous l’engagement des jeunes et son évolution ces dernières années ?
Claire Vaylet : Le premier engagement des étudiants, ce sont leurs études ! Ils ont à gérer des emplois du temps surchargés et un stress important, dû à une sélection et à une compétition de plus en plus pesantes. Pour cette raison, la proportion de ceux qui prennent d’autres engagements réguliers est très faible. Le scoutisme reste l’un des plus courants. Par contre, les jeunes participent volontiers à des activités ponctuelles, l’accompagnement de personnes handicapées par exemple, surtout si c’est un ami qui le leur propose.
Arnaud Favart : Autrefois, l’engagement s’appuyait sur l’autorité d’une loi symbolique qui s’imposait à tous. C’est encore le cas quand un chef s’engage chez les Scouts de France. Aujourd’hui, nous sommes dans une société qui a fait du contrat le mode majeur du lien social. Tout se négocie, ou presque. Cela modifie profondément les formes de l’engagement. Le jeune chef expose son projet et attend en même temps une réciprocité du mouvement à son égard. Il n’est plus question d’engagement de type sacrificiel : les choses sont claires et précises. On accepte de donner son temps pour tel week-end, telle formation, telle période. Si l’Église se contente d’une proposition floue, de grandes idées de générosité, le déclic ne se produit pas.
À Gennevilliers, l’engagement des jeunes de banlieue correspond à une attente d’insertion sociale, souvent suite à des échecs scolaires ou autres. Ils passent leur BAFA pour prendre des responsabilités auprès des plus petits, car ils ne veulent pas que ces derniers connaissent ce qu’eux-mêmes ont vécu. Ils prennent des engagements courts, à objectifs limités et très pragmatiques. Ils sont beaucoup plus à l’aise dans des micro-réalisations qui leur permettent d’expérimenter ce qu’ils peuvent réussir.
Patrick François : Nous avons observé une forte évolution de la demande des jeunes. Jusqu’à la fin des années 1980, dans une recherche de vie communautaire, ils s’identifiaient fortement au groupe et donnaient volontiers de leur temps. Les jeunes du début des années 1990 et d’aujourd’hui ont le même besoin d’expériences, mais ils veulent structurer ces expériences, développer une pensée sur ce qui leur arrive. On veut bien s’engager, ajoutent-ils, mais on ne met pas tous nos ufs dans le même panier ; on veut bien être dans un mouvement, mais notre vie n’est pas liée à ce mouvement. Ils cherchent à s’ouvrir grâce à une variété d’interlocuteurs.
C.A. : Passent-ils par des étapes de croissance humaine et spirituelle avant de s’engager ?
Arnaud Favart : Au lycée, les jeunes passent par une étape de rupture : ils veulent se démarquer des propositions de l’Église. Ensuite, ils passent par une étape d’expérimentations, des week-ends, les JMJ, etc. Il ne faut pas prendre ce comportement pour du zapping , mais les aider à capitaliser ces petites expériences, car ils ont besoin de ressentir avec leurs cinq sens comment se vit le monde. L’engagement serait la troisième étape et serait lié à une identification : Tiens, là je me suis senti bien, il me semble que je peux rendre service.
Claire Vaylet : À l’âge étudiant, les jeunes sont dans une phase d’appropriation, de maturation. Ils viennent à l’aumônerie parce qu’ils cherchent des interlocuteurs pour les aider à approfondir leur foi. Nous les amenons à s’interroger sur ce que signifie être chrétiens dans leurs études. En même temps, ils ont une forte demande de vie communautaire et spirituelle : ils demandent des temps de prière, de belles messes. Mais je ne suis pas sûre que cette étape soit nécessairement le préalable d’un engagement. Cela peut se faire en parallèle.
Patrick François : Il y a deux portes d’entrée possibles. Soit ils viennent parce qu’ils sont en recherche de sens et veulent entendre une parole chrétienne : cette parole les interroge, et le renouvellement de leur vie de foi les mène à l’action. Soit c’est l’action qui les amène à une réflexion personnelle : au départ, le goût de l’engagement est plus fort, mais la quête intérieure est la même, elle prend une autre voie.
C.A. : Dans quels domaines pensez-vous que l’on puisse appeler les jeunes à s’engager ?
Claire Vaylet : En faculté, l’un des terrains d’engagement est la solidarité entre étudiants, avec aussi ceux qui sont étrangers ou handicapés. Ils sont soumis à une compétition forcenée et ce n’est pas évident. Les voyages aussi, car ils en reviennent avec plus de maturité.
Arnaud Favart : Les jeunes ont bien intégré les valeurs républicaines. D’abord, la liberté. Il s’agit de leur faire toucher du doigt que le Christ fonde des existences libres, leur ouvre de nouveaux horizons. Puis, l’égalité : elle touche aux droits de l’homme, à l’accès de tous à la même chance. Chaque fois que l’Église s’engage sur ce terrain, ils sont complices. Enfin, la fraternité : dans ce domaine, les jeunes partent avec le rêve de donner et réalisent qu’eux aussi reçoivent, qu’ils ne sont pas seulement dans le don, mais dans l’échange.
Patrick François : A cause de la mondialisation, le type d’engagement le plus médiatique est l’humanitaire, mais les autres engagements n’ont pas diminué. Les jeunes cherchent entre autres à réfléchir sur le sens de leur vie, sur leur orientation. Les différentes associations où ils prennent des responsabilités jouent un rôle extraordinaire, car elles posent sur eux un regard de confiance qui leur permet de risquer leur vie à frais nouveau.
C.A. Vous évoquez le côté médiatique de l’engagement humanitaire. Quel impact sur les jeunes ?
Arnaud Favart : Le fait de franchir les frontières permet à beaucoup de jeunes de s’affranchir, de sortir d’une impasse, de prendre conscience de leur potentiel. Mais il suffit parfois de franchir les barrières de sa cité. Par exemple au Havre, la présence d’un petit nombre de jeunes Sénégalais engagés dans le scoutisme, a posé des questions aux Maghrébins beaucoup plus nombreux et en situation d’exclusion. Ils leur ont montré qu’ils pouvaient être capables d’encadrer les plus jeunes et nous avons organisé un camp BAFA avec eux.
Patrick François : Le passage des frontières les pousse au pourquoi ? . La rencontre de l’autre dans sa différence les renvoie à leur humanité. Après les JMJ, l’année dernière, 160 jeunes responsables, venus de quinze pays, se sont retrouvés. Les Roumains, confrontés au pessimisme dans leur pays, ont rencontré des Africains qui ont raconté les projets d’envergure qu’ils avaient mis en route malgré l’extrême pauvreté de leur région : une école de 170 élèves, un dispensaire… Les Roumains ont réalisé : Pour eux c’est possible et nous qui avons davantage de moyens, nous ne bougeons pas. Revenus dans leur pays, ils se sont lancés à leur tour.
Arnaud Favart : Quand ils partent faire un chantier, en Inde ou en Afrique, travailler pour des plus pauvres , ils arrivent avec leurs valeurs occidentales d’efficacité et passent par une crise. Ils doivent accepter d’être inutiles car tout ce qu’ils réalisent ne sert à rien, vu l’ampleur des problèmes. Puis ils découvrent que le plus important, c’est la qualité des relations qu’ils auront su nouer avec les personnes qu’ils sont venus rencontrer.
Claire Vaylet : À des étudiants partis il y a deux ans au Cameroun, un prêtre ami a dit : Si en revenant vous ne pouvez pas dire : J’ai rencontré quelqu’un de plus fort que moi , c’est que vous avez perdu votre temps. J’ai trouvé cela très juste.
C.A. : Comment conçoivent-ils l’engagement dans la durée ?
Arnaud Favart : Le rythme rapide de la société, la précarité sont des entraves à l’engagement dans la durée. Les jeunes ont besoin de pouvoir s’envisager dans six mois, dans deux ans. Je prends un exemple vécu par les compagnons l’été dernier à l’occasion d’un camp franco-allemand itinérant en Bosnie Herzégovine, en partenariat avec les scouts bosniaques et serbes. Les Français et les Allemands ont été effarés par les déchets laissés à chaque déplacement et cela a donné lieu à discussions. Ils ont réalisé que la guerre avait cassé beaucoup de choses, que les Serbes et les Bosniaques vivaient au jour le jour, sans penser que demain était possible. Sinon, ils auraient laissé l’emplacement propre pour pouvoir revenir y camper l’année suivante.
Patrick François : Ils ont peur de s’engager dans la durée, surtout à deux. Récemment, nous avons interrogé un groupe de jeunes couples mariés sur ce qui avait décidé leur engagement. Ils ont répondu : Parce qu’un jour j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes qui m’en ont donné envie, soit des couples témoins que la durée c’est l’aventure et non la routine, soit des personnes engagées socialement, politiquement depuis longtemps et qui font preuve d’ouverture.
C.A. : Comment les accompagner ?
Arnaud Favart : Les jeunes des banlieues, comme les autres, ont besoin que les adultes leur donnent une légitimité et une confiance. La lettre de mission est un bon modèle. Mettre par écrit les termes du contrat passé avec eux est formateur, car cela les aide à progressser plus clairement et à faire ensuite une relecture : comment cela s’est passé ? Il faut savoir aussi dialoguer avec eux d’adulte à adulte. Surtout ne pas prendre le rôle de celui qui a de l’expérience et qui s’adresse au jeune blaireau.
Les Compagnons scouts sont à l’âge où, enfin, il n’y a plus de chefs. Un accompagnement leur est proposé pour les aider à avoir une qualité de vie communautaire, à régler les conflits, pour les aiguiller sur des formations.
Claire Vaylet : Nous devons être là, avec le sentiment qu’éprouve le serviteur inutile, mais être là quand même pour sentir s’ils ont besoin d’être soutenus, de parler. Nous devons les laisser faire et en même temps être présents pour les aider à éviter le mur ou les erreurs. Je pense à cette jeune fille envoyée sans formation dans un service de cancéreux de son âge. Il a fallu lui dire : Attention, tu va démolir les autres et te démolir toi-même si l’on ne te donne pas les moyens de faire cela correctement.
Patrick François : Ils ont besoin d’être appelés. Cet appel est nominatif, fruit d’une relation, d’une confiance, d’une prière. Il met le jeune debout. Souvent nous devons, pour nous adapter à eux, désapprendre ce que nous savons.