Les réflexions qui suivent ont été suscitées par l’expérience contemporaine du peuple juif. Mais l’on peut – et même l’on doit – l’étendre à toute barbarie atteignant d’autres peuples, comme le suggère cette réflexion du philosophe Paul Ricur : “Les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les délégués, auprès de notre mémoire, de toutes les victimes de l’histoire” (Temps et récits, III, Le Seuil, p. 272).
Que fait Dieu quand la haine déchaîne la barbarie 2/3
Que fait Dieu quand la haine déchaîne la barbarie 3/3
Notre siècle en effet – pour nous en tenir à lui -, est vraiment un siècle noir du fait des guerres et des dictatures qui ont perpétré tant de massacres : l’Arménie, l’Argentine, Chili, le Cambodge, les Balkans, la Tchétchénie, le Rwanda et tant d’autres pays du continent africain… et la liste pourrait être encore prolongée ! On se gardera également d’oublier les violences – quand ce n’est pas la torture -, que des personnes voient surgir un jour dans leur existence, parfois même dans leurs relations familiales : l’amour violé, l’innocence persécutée…
La situation juive n’est donc pas la seule concernée, mais l’on sait que ce génocide, dont l’horreur a été scientifiquement programmée et méticuleusement mise en oeuvre – six millions de Juifs, dont un million d’enfants, exterminés dans les camps de la mort -, a légitimement et très vigoureusement interpellé la conscience humaine, et suscité dans le judaïsme de profondes révisions religieuses qui concernent les chrétiens eux-mêmes : Que fait Dieu au spectacle de cette barbarie ? Pourquoi laisse-t-il faire ? Peut-il même faire quelque chose ?
On trouve la même interrogation dans Sylvie Germain, Les échos du silence, Desclée de Brouwer, 1995, p. 15-16 :
“Si l’on se penche sur les erres de ce siècle prédateur, on peut voir trembler en leur fond des regards par millions, hallucinés de faim, de souffrance et d’effroi, on peut entendre des voix par millions crier, gémir, supplier, et réclamer leur dû : leur dû de vie volée, de justice, de sens et de lumière. Tous ces pas sont des suaires où par myriades affleurent les visages des victimes.
Mais aussi attentivement que l’on scrute ces traces noircies de sang, de larmes, on n’y décèle ni regard, ni voix de Dieu, nul reflet de sa face qui se serait inclinée vers les hommes en détresse, leurs enfants suppliciés pour répondre à leurs cris, leurs appels, à leur attente illimitée et demeurée vacante.
Devant un tel silence on est tenté de conclure au scandale, à l’outrage, car tous ces pas de fauve qui apposent sur la terre avec une folle prodigalité leur suaire de mort et d’infamie semblent autant de preuves de l’absence de Dieu ou, pire, de son indifférence.”
Lire également L’or et la cendre, récent roman, dur et poignant, écrit sur la shoah par une jeune juive, Éliette Abécassis, éd. Ramsay, 1997.
Cette conférence a un caractère particulier : elle comporte de nombreuses et longues citations car, pour évoquer cette immense tragédie, j’ai pensé qu’il était préférable de m’effacer : seuls des témoins ou des proches peuvent évoquer un tel drame ; je n’ai pas voulu m’y substituer. Deux des personnes dont nous entendrons le témoignage ont d’ailleurs connu l’horreur des camps ; l’une d’entre elles n’en est pas revenue.
Nous écouterons successivement les questions et les convictions d’Elie Wiesel, de Hans Jonas complété par Emil Fackenheim et enfin de Etty Hillesum. A l’occasion je me permettais de faire entendre d’autres voix, plus proches de nous, pour que nous ayons bien conscience que la question posée est toujours d’une brûlante actualité. Il n’y aura pas de véritable conclusion. M’inspirant d’une autre juive, Simone Weil, j’achèverai cette conférence par une note d’espérance et une nouvelle question.
“Où donc est Dieu ? ”
Les premiers extraits que je lirai ont souvent été reproduits et sont de ce fait fort connus. Ils sont empruntés à La nuit d’Élie Wiesel (Éd. de Minuit, 1958). Se référant à la première nuit passée au camp de Birkenau, ces paroles expriment le drame de la foi engloutie dans les ténèbres :
« Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n’oublierai cette fumée.
Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants, dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma Foi.
Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre.
Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes refus qui prirent le visage du désert.
Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais (p. 60). »
Bien qu’il soit très souvent cité, nous ne pouvons omettre de rappeler ce récit de la mort d’un enfant et l’ interrogation grave que l’auteur nous rapporte à son sujet :
« Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ; la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés – et parmi eux, le petit pipel , l’ange aux yeux tristes.
Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n’était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la potence le recouvrait.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nuds coulants.
-Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le petit se taisait.
– Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un derrière moi.
Sur un signe du chef de camp les trois chaises basculèrent. […]
Derrière moi, j’entendis le même homme demander :
– Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui répondait :
– Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence (p. 103-105). »
–
Un peu plus loin dans le livre, évoquant la foule des déportés se rassemblant pour prier à l’occasion du Nouvel An juif, il écrit encore :
« Qu’es-tu mon Dieu, pensais-je avec colère, comparé à cette masse endolorie qui vient Te crier sa foi, sa colère, sa révolte ? Que signifie Ta grandeur, maître de l’univers, en face de toute cette faiblesse, en face de cette décomposition et de cette pourriture ? Pourquoi encore troubler leurs esprits malades, leurs corps infirmes ? (p. 107-108). »
Après le récit de la prière, il poursuit :
« Autrefois, je croyais profondément que d’un seul de mes gestes, que d’une seule de mes prières dépendait le salut du monde.
Aujourd’hui, je n’implorais plus. Je n’étais plus capable de gémir. Je me sentais, au contraire, très fort. J’étais l’accusateur. Et l’accusé : Dieu. Mes yeux s’étaient ouverts et j’étais seul, terriblement seul dans le monde, sans Dieu, sans hommes. Sans amour ni pitié. Je n’étais plus rien que cendres, mais je me sentais plus fort que ce Tout-Puissant auquel on avait lié ma vie si longtemps. Au milieu de cette assemblée de prière, j’étais comme un observateur étranger (p. 109-110). »
A ces pages d’Elie Wiesel, je me permets de joindre l’extrait d’un témoignage, mis par écrit par un jeune rwandais en 1997 (j’ignore si ce texte a été publié, j’en ai eu connaissance par un frère dominicain à qui il l’avait fait parvenir). Ce jeune rwandais, qui est séminariste, se prénomme Modeste ; son texte commence ainsi :
« Il y eut un homme qui avait souffert durant toute sa vie et qui, avant de mourir, dit à Dieu : “Mon Dieu, si tu existes, je te pardonne.” Les paroles de cet agonisant peuvent paraître comiques. Mais pour quelqu’un qui a été “victimes” du silence de Dieu lors de sa souffrance, elles revêtent un sens très profond. Moi-même, j’ai expérimenté ce silence de Dieu durant un long moment et surtout lorsque j’avais vraiment besoin de son intervention. J’avais fini par conclure que si ce Dieu existait réellement, il n’était pas celui en qui je croyais jusque alors. Baptisé dans ma petite enfance, j’avais suivi la catéchèse des sacrements de communion et de confirmation. Et on m’avait appris que Dieu exauçait toute prière de celui qui s’adressait à lui avec un cur sincère. Quand la guerre commença au Rwanda, j’ai demandé au Seigneur (j’étais encore au petit séminaire) d’arrêter ce mal dont la réalité m’était encore inconnue. Au lieu de s’arrêter, cette guerre s’aggravait et prenait une allure provoquant des terribles dégâts matériels et humains. […]
J’ai demandé au Seigneur de prouver sa présence en mettant définitivement fin à ce drame et en protégeant tous les innocents. Chose étonnante : l’injustice l’emportait sur la justice, les coupables écrasaient les innocents, le mensonge l’emportait sur la vérité. [Un jour] j’étais caché du côté du Zaïre à Bukavu ; j’ai vu une femme et son bébé qui se cachaient dans une hutte au bord du lac Kivu mais sur le sol rwandais. J’ai directement formulé cette prière :
“Seigneur, protège cette femme et son fils. Fais en sorte qu’ils ne soient pas découverts par les tueurs.” Dans l’après-midi, les deux personnes étaient découvertes et brûlées sur place, sous me yeux, dans une hutte. Et je me suis dit : “Si Dieu existait, il aurait détourné le yeux de ce tueurs et préservé ainsi la vie des innocents.”
Et j’avais une question qui hantait ma tête :
“Pourquoi ce Dieu reste bras croisés devant une telle injustice, ces mensonges, la mort des innocents, devant cette haine et cette vengeance, devant cette avancée victorieuse du mal, lui qui est ce Dieu plein d’Amour et de Miséricorde, ce Dieu qui est la Vie, la Justice, la Vérité, la Paix, ce Dieu vainqueur du mal ?” Ce “pourquoi ” ne trouvait pas de réponse. J’appelais ce Dieu, et il ne répondait pas. »
A suivre …
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