Les réflexions qui suivent ont été suscitées par l’expérience contemporaine du peuple juif. Mais l’on peut – et même l’on doit – l’étendre à toute barbarie atteignant d’autres peuples, comme le suggère cette réflexion du philosophe Paul Ricur : “Les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les délégués, auprès de notre mémoire, de toutes les victimes de l’histoire”
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“Je vais t’aider, mon Dieu”
Etty Hillesum est une jeune femme juive hollandaise, revenue peu à peu à la foi de ses Pères. Au cur de la persécution, elle garde un goût extraordinaire de la vie, comme en témoignent son Journal écrit avant sa déportation (9 mars 1941 – 12 octobre 1942). Sa correspondance montre que dans les camps elle ne changea pas de point de vue, ce qui rend son témoignage encore plus précieux. Elle disparut à Auschwitz le 30 novembre 1943 . La traduction française de ces documents parut aux Éd. du Seuil : Une vie bouleversée. Journal 1941-1943 (1985), Lettres de Westerbork (1988).
Face aux persécutions qui anéantissent son peuple et devaient la détruire elle-même, Etty Hillesum n’est pas scandalisée par l’impuissance de Dieu, ou, pour mieux dire, par le fait que Dieu ne met pas fin à l’enchaînement de la cruauté que provoque l’humanité dans sa liberté pervertie. De façon étonnante, – et l’on perçoit ici aussi l’incandescence de la foi juive -, elle y perçoit au contraire une invitation à la responsabilité. Voici l’extrait d’une page, écrite le 12 juillet 1942, qu’elle intitule Prière du dimanche matin :
“Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. […] Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. […] Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. […] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : “Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! ” Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne, tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à uvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos (p. 166).”
Quand il prononça sa conférence, Hans Jonas ignorait ce texte. Après en avoir pris connaissance, il écrit : La lecture de ces lignes fut pour moi une bouleversante confirmation, par un authentique témoignage, de mes méditations bien ultérieures, et bien à l’abri… ” (op. cit. note 12, p. 44) . – Dans cette prière extraordinaire, Dieu n’est pas mis en accusation, il n’a pas de comptes à rendre. Il a besoin de nous, de demeurer en nous, et en même temps nous sommes dans ses bras, ce qui nous fait échapper aux griffes du mal et des méchants. Quelle foi, et comme elle est susceptible de construire la nôtre quand vient l’épreuve, quand se bousculent les questions radicales !
Cette pensée est proche de la spiritualité juive la plus authentique qu’on retrouve chez le grand Martin Buber. Ainsi dans son petit ouvrage Les chemins de l’homme (Éd. du Rocher, Monaco, 1982, reprise d’une conférence de 1947), il rappelle l’enseignement d’un maître qui raconte une sorte de parabole. – Un jour un maître célèbre reçoit des visiteurs et, à brûle pourpoint, il leur demande : “Où est Dieu ? ” Ces visiteurs sont très surpris qu’un maître aussi célèbre puisse poser une telle question. Pour eux, en effet, Dieu qui a créé le Ciel et la Terre se trouve partout chez lui, il est donc présent dans tout l’Univers. Et le maître de leur répliquer : “Où est Dieu ? – Il se trouve là où on le fait entrer” (voir p. 56). Un peu plus haut, Buber avait écrit : “Dieu veut entrer dans son monde, mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer. Voilà le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain” (p. 55).
Extraordinaire réponse que nous trouvons aussi dans la tradition chrétienne. Dieu peut venir et être refusé. “Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu” (Jn 1, 11). Dieu se tient à la porte, il entre quand on lui ouvre, comme il est clairement écrit en Ap 3, 20 : “Voici que je me tiens à la porte et que je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi…”
Nous rejoignons la même source que celle qui fit vivre Etty Hillesum : elle a fait entrer Dieu dans sa vie et elle s’en considère responsable pour le monde. Sans se référer directement au drame qui accabla le peuple juif, le théologien chrétien Adolphe Gesché, s’interrogeant sur le salut dans la société, tire une semblable leçon :
“Le sort de Dieu nous est confié dans la mesure où, porteurs de Dieu dans ce monde, c’est de notre attitude que dépendra la connaissance et l’image de Dieu que les hommes se feront. Bien plus, Dieu lui-même, si l’on peut dire, ne pourra être tout à fait tout-puissant, bon, juste, sauveur vis-à-vis de tel homme, que si, à tel moment et dans telle circonstance, je suis bon et juste pour cet homme, exerce en quelque sorte à son égard la puissance de salut dont Dieu m’a fait commandement. Comme le disaient les Pères de l’Église, nous sommes les mains et les bras de Dieu (La destinée, Éd.. du Cerf, 1995, p.174)”
Dieu est discret, sa présence est silencieuse mais il n’est pas absent, car si Dieu existe il ne peut être ni absent, ni passif. S’il est bon, il ne peut pas non plus rester insensible à tant de souffrances car il est impossible de concevoir un Dieu impassible. Il ne porte pas assistance aux personnes en danger parce qu’il nous les a confiées. Mais que sommes-nous devant la puissance du mal que seul un Sauveur doit pouvoir maîtriser ? Peu de chose, mais Dieu nous fait confiance et nous invite à lui faire confiance, à notre tour, envers et contre tout.
EN GUISE DE CONCLUSION
Après toutes ces voix, on a envie de se taire. Qu’ajouter ? Peut-on même conclure ? Certainement pas si faire une conclusion c’est synthétiser un dossier avant de passer à autre chose. Car un tel drame ne peut être oublié, encore moins classé, surtout quand on sait que sous d’autres formes et d’autres cieux, il continue de déchirer des peuples.
Ce que je vais dire maintenant ne prétend donc pas boucler quoi que ce soit. Je désire seulement faire passer un souffle d’espérance sur tant de misères.
Le silence de Dieu est le plus souvent évoqué dans des situations extrêmes où, ne pouvant plus supporter ses souffrances ou celles du monde, un croyant s’interroge avec désarroi : “Comment Dieu peut-il laisser faire cela ? ” Une telle plainte, remarquons le, a des présupposés : elle est l’expression d’une foi en un Dieu qui aime et à qui toute souffrance devrait être intolérable ; elle suppose également que Dieu est susceptible d’intervenir, directement et partout, pour faire reculer le mal.
Parce qu’ils souffrent, des croyants interpellent Dieu : “Pourquoi ? ” Il est surprenant de constater que ces mêmes croyants ne lui posent pas semblable question lorsque la convivialité et la générosité les rendent heureux ou quand ils ont la chance de pouvoir découvrir l’infinie richesse des peuples et les splendeurs du monde. Cette observation donne à penser que l’être humain, qui considère comme inacceptable le fait de souffrir au point qu’il peut en faire reproche au Créateur, trouve tout à fait normal de vivre, de respirer, d’être libre… Le plus souvent, ce qui est beau et bon, sa capacité d’aimer et d’être aimé ne suscitent en lui aucune admiration, aucun étonnement ni aucun pourquoi. La philosophe juive Simone Weil en fit un jour la remarque :
“Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ? Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il ne cesse que par épuisement (“L’amour de Dieu et le malheur”, publié dans Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, 1962, p. 128-129).”
Ce rapprochement entre la plus grande détresse et la beauté est surprenant, mais, à y réfléchir, il n’est pas incongru. On peut d’ailleurs remarquer que lorsque Job interpelle Dieu du plus profond de sa souffrance, le Seigneur, sans lui livrer la moindre explication, le replace devant l’infinie beauté de sa création :
“Où étais-tu quand je fondai la terre ?
Qui enferma la mer à deux battants,
quand elle sortit du sein, bondissante
Quand je mis sur elle une nuée pour vêtement
et fis des nuages sombres ses langes ?
Etc, etc… ? (Jb 38)”
Quand le malheur l’atteint, le croyant interpelle souvent Dieu, comme s’il était victime d’une injustice. Quand tout va bien, il ne se pose ni ne lui pose aucune question, comme si la santé et le bonheur lui étaient dus. L’amour, le dévouement, les beautés de l’univers et de la création artistique, les prodigieuses avancées de la science réjouissent le cur de l’homme et contribuent à son mieux être, mais ne le reconduisent pas spontanément vers Dieu. De son propre mouvement, il ne s’interroge pas alors sur la présence discrète du Créateur qui se trouve à l’origine de ce qu’il reçoit ainsi gratuitement. Et pourtant qu’a l’homme qu’il n’ait reçu de la libéralité de Dieu ? Mais voilà, ces dons lui sont faits sans tapage et il les reçoit et en jouit sans s’en étonner. Il ne lui viendrait pas à l’idée de s’interroger pour cela sur le silence de Dieu.
Que sont devenus aujourd’hui la louange et le sens de la gratuité ? Beaucoup d’hommes et de femmes se sentent si assurés de leur maîtrise sur le monde par les sciences et les techniques, qu’ils en sont venus à oublier que leur propre vie est un don, le fruit d’une gratuité sur laquelle ils n’ont aucune maîtrise. Parfaitement experts dans les explications sur le comment de l’univers, ils en ont oublié une question essentielle. Pourquoi ? pourquoi la vie ? pourquoi le monde ? A cette interrogation il n’est pas de réponse car, précisément, ce qui est de l’ordre de la gratuité est irréductible aux raisons et ne peut être expliqué ; or, nous le savons, nos sociétés dites avancées ont horreur de l’inexplicable, voilà pourquoi aussi elles cachent la mort…
Devant les horreurs du monde, Dieu est mis en accusation et l’espérance peut chanceler. Mais en réalité, ce qui devrait être ébranlé c’est moins notre espérance en Dieu que notre espérance en l’homme capable de déchaîner tant de souffrances.
Dans un livre très profond, intitulé Au plaisir de croire, Albert Rouet, actuel évêque de Poitiers, évoque cette situation en faisant le lien avec notre sujet. Voici ce qu’il écrit aux pages 66-67 :
“Les camps de concentration du monde nazi : des millions de morts disparus dans l’acharnement à ôter toute chair à leur existence. C’est horrible, oui, insupportable. Eh bien, je vais dire où je suis vraiment scandalisé. Des génocides, les tyrans n’ont cessé d’en commettre […] Hitler a pris la suite, utilisant, comme ses devanciers, les techniques Que lui offrait la science de son temps. Il entre dans une longue série historique dont rien, hélas, ne garantit quelle soit terminée. Il n’y a malheureusement peu de nouveauté quand on rapporte ses atrocités au total des populations. Je ne veux pas blesser, je constate. Mais justement, constatons jusqu’au bout : Hilter a été régulièrement élu, démocratiquement porté au pouvoir, reconnu par les gouvernements étrangers, appuyé par des financiers, encensé par des politiques, adulé par les tenants de l’ordre. Il est le résultat d’une immense bêtise, la bêtise des hommes, de tous les hommes, qui préfèrent leurs intérêts à la justice, leur ordre à l’honneur, leur tranquillité à tout prix, fût-ce au prix de se voiler la face devant ces “bavures” . Il n’est pire tyrannie que l’incommensurable bêtise de la tolérance aux déviances, de la soumission servile. Nombreux furent ceux qui abdiquèrent au nom du confort, au nom de la productivité, au nom du prestige, au nom de l’égoïsme. Là encore, je ne vois rien qui inculpe Dieu. N’a-t-il pas, lui-même, pris place parmi le victimes ? Voir le Crucifié devrait suffire à ouvrir les yeux sur ce que l’homme peut faire à un homme : “tout ce qu’il veut” .
Ces faits ne me font pas douter de Dieu, mais, radicalement, de l’homme. Donc de ses évidences, de ses certitudes, de tous ces mots à majuscule qui embellissent ses prosopopées et ses incantations. En quel homme ne sommeille pas un risque-tout, ou un tyranneau ? Cet homme est la plus grande cause de mon doute. Et tant de compromissions, et tant de trahisons… Finalement on est obligé de reconnaître que l’homme est un être peu fiable.”
Vos voisines, les Surs du Carmel de la Paix à Mazille, ont écrit à ce sujet et dans le même sens un texte assez bref mais d’une grande densité. Elles aussi s’interrogent :
“Silence de Dieu ou démission des hommes ? [….] “Ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas” (Jr 5, 21) : toute la Bible n’exprime-t-elle pas la longue plainte d’un Dieu blessé de notre surdité ? ” (“Le silence de Dieu”, Imagine n°8, 1997, p. 44-47, citation de la p. 46.)
Cette blessure de Dieu, nous pouvons la contempler dans la passion de son Fils, et, pour nous chrétiens, telle est en définitive la source de notre espérance : Dieu lui-même est descendu en enfer, non pas l’enfer qu’il aurait créé pour les réprouvés s’il en est, mais l’enfer que des hommes ne cessent d’entretenir pour y engloutir des millions de personnes. Le Fils de Dieu a connu cet enfer et Dieu l’a ressuscité, non par favoritisme mais comme premier-né d’une multitude de frères. Ce message n’est pas seulement pour demain mais pour aujourd’hui. Si, comme chrétiens et baptisés, nous prétendons avoir part à la vie du ressuscité, il nous revient de vivre ce don en l’inscrivant non seulement dans des mots, ceux de notre confession de foi, mais dans des conduites et des actes qui, ici-bas font reculer le mal et triompher la vie.
Source : “La discrétion de Dieu”, Cerf, 1997, réédité en 1999, ch VI.