Pour Noël, nous vous proposons un sermon de Guerric d’Igny, moine cistercien du XIIème siècle. Une magnifique méditation dans le silence de Marie…
SERMON I. Sur la nativité de Notre Seigneur.
« Un petit enfant nous est né. » (Is. IX, 6) Cet enfant est l’Ancien des jours. Enfant, par le corps et l’âge, ancien des jours par l’incompréhensible éternité du Verbe. Et encore, bien qu’il ne soit pas enfant par l’antiquité de ses jours, il est néanmoins toujours nouveau, ou plutôt il est la nouveauté subsistant toujours en elle-même et renouvelant tout; laissant vieillir ce qui s’éloigne d’elle dans la proportion de la distance, renouvelant ce qui s’en approche dans la mesure du retour. Et, par un effet tout nouveau, ce qui le fait ancien, le rend nouveau : parce que l’éternité qui le fait naître sans commencement, vieillir sans défaillance, est son antique jeunesse et sa nouvelle antiquité. Différente cependant est la nouveauté de cette nativité temporelle par laquelle il est venu au monde pour nous renouveler, lui qui est né Dieu de toute éternité, pour procurer le bonheur aux anges. L’une est plus glorieuse, l’autre plus pleine de miséricorde. Elle a eu lieu pour moi qui avais besoin de miséricorde, parce que j’étais enveloppé de misère et d’une misère que je ne pouvais expier : « Montrez-nous votre miséricorde » (Ps.LXXXIV, 8). Nous ne sommes pas encore dignes de voir votre gloire : qu’à nos yeux apparaissent la bonté et l’humanité de Dieu, notre Sauveur, et que cette manifestation nous rende dignes et capables de contempler la majesté et la divinité du Dieu notre Créateur, Seigneur montrez-nous votre miséricorde revêtue de notre misère qui, par un nouveau genre de compassion, tire les malheureux de la misère, et est un remède à leur infortune. C’est dans ce but que l’artifice de la miséricorde a réuni dans l’unité de la personne du médiateur la béatitude de Dieu et la misère de l’homme, tellement que, par l’effet du mystère de cette unité, par résurrection, la béatitude absorbe la misère, la vie dévore la mort, et l’homme tout entier glorifié, vienne à partager la nature divine. La bonté divine s’est chargée de toutes les infirmités de la chair auxquelles la nature humaine est exposée, à cause du péché, le péché excepté, c’est au point qu’elle n’a pas repoussé les inconvénients de l’enfance, et n’a point voulu d’autres débuts dans la vie, que ceux que comporte la condition ordinaire des hommes, avec cette exception, que, par l’opération du Saint-Esprit, naissant sans péché d’une mère sans tache, il purifiait le vice de notre origine et consacrait pour nous le mystère d’une seconde naissance.
C’est pourquoi « un petit enfant nous est né », et le Dieu de majesté, en s’anéantissant, s’est conformé non-seulement au corps terrestre des mortels, mais encore à l’âge faible et infirme des enfants. O bienheureuse enfance dont la faiblesse et le manque de connaissance ont plus de force et de lumière que n’en possèdent tous les hommes. parce que la vertu et la sagesse du Seigneur opèrent leurs effets dans nos membres, et font dans l’homme les actions d’un Dieu! La faiblesse de cet enfant triomphe des peines de ce monde, attache le fort armé, réduit en captivité le tyran cruel, détruit et fait cesser notre emprisonnement. La simplicité muette et sans langue (ainsi qu’il le paraît) de cet enfant rend disertes les langues des enfants, leur fait parler le langage des anges et des hommes, en partageant sur eux les langues de feu : le petit enfant, qui paraît sans nul savoir, est celui qui enseigne la science à l’homme et à l’ange, en sa qualité de Dieu des sciences, de Verbe et de sagesse de Dieu. O douce et sainte enfance, qui avez redonné à l’homme l’innocence, par laquelle tout âge retourne à une bienheureuse jeunesse: que tous vous deviennent conformes, non par l’exiguïté des membres, mais par l’humilité des sentiments et la piété des mœurs. Enfants d’Adam, vous qui êtes si grands à vos yeux et avez atteint dans votre orgueil des proportions gigantesques, « si vous ne changez point, si vous ne devenez comme ce petit enfant, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (Mth. XVIII, 3). Je suis l’entrée du royaume (Jn. X, 7), » s’écrie ce petit enfant : si les hommes n’abaissent pas leur hauteur, la porte de l’humilité ne les laissera point passer. Aussi, il « brisera sur la terre la tête de plusieurs : » et ceux qui viennent à lui la tête haute, tomberont en arrière le crâne fracassé. Quoi donc, terre et cendre, avez-vous encore de l’orgueil, quand Dieu s’est fait humble? Vous êtes encore grand dans votre propre estime, quand Dieu est devenu petit enfant sous vos yeux ? Celui sans qui rien n’a été fait, s’est anéanti au point de paraître presque un néant, et vous vous enflez sans mesure, vous vous élevez, croyant être quelque chose, alors que vraiment vous n’êtes rien. Vous vous trompez vous-même, ainsi que l’Apôtre vous le crie (Ga. VI, 3), alors que même si vous étiez quelque chose, et quelque chose de considérable, il faudrait vous humilier davantage. «Plus vous êtes grand, » dit le sage, « plus il faut vous humilier en toutes choses, et vous trouverez grâce devant Dieu (Eccl. III, 20), qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jc. IV, 6), » et qui, pour vous servir d’exemple, étant le plus élevé de tous les êtres, est devenu le plus humble et le plus petit de tous. C’était peu pour lui, de se faire moindre que les anges à raison de sa nature mortelle, s’il ne devenait moindre que les hommes à raison de l’âge de son enfance pleine de faiblesse. Que le cœur pieux et humble considère ce spectacle et soit glorieux: que l’impie et le superbe le voient aussi et soient confondus. Qu’ils voient, dis-je, un Dieu infini devenu petit enfant, un enfant adorable. O miracle surprenant, devenu la rédemption des bons, la gloire des humbles, le jugement dés impies, la ruine des superbes. O sacrement redoutable et digne de respect! que saints et terribles sont, et votre nom, et la source de vos miséricordes, et la profondeur de vos jugements! Qui a bu à cette fontaine et nel’a point aimée ! Qui a considéré cet abîme et n’en a point été saisi de frayeur! Celui qui n’a point aimé est un pervers et un impie, comme celui qui n’a point été saisi de crainte est un insensé et un malheureux. Vous n’avez néanmoins pas sujet de redouter le jugement, si vous ne vous révoltez pas contre la miséricorde. Le Seigneur aimerait mieux qu’on eût de l’affection pour lui, plutôt qu’une crainte servile : il tient pour plus agréables les dons spontanés que leur offre un amour filial, que ceux qu’arrache en sa faveur la crainte des esclaves. Aussi, la première fois qu’il se manifesta aux hommes, il aima mieux se faire voir sous les traits aimables d’un enfant, que dans une apparence terrible, parce que venant sauver, non juger les hommes, il préférait ce qui provoque l’amour à ce qui pouvait inspirer la crainte.
Approchons-nous donc avec confiance du trône de sa grâce, nous qui ne pouvions approcher sans effroi du trône de sa gloire. Ici, pas de terreur à ressentir, pas de sévérité à craindre, mais une bonté et une douceur extrêmes qui excitent votre confiance. Et si Dieu porte en lui la puissance et la frayeur, il cache tout, pour épargner le coeur pénitent, et recevoir le coupable qui reconnaît sa faute. Ne soyez pas en peine si vous avez péché; cet enfant blessé ne sait pas se mettre en colère, ou s’il se courrouce, il se calme facilement. Rien n’est plus porté à la paix que l’esprit de cet enfant qui prévient vos démarches pour la paix et la satisfaction, qui vous envoie le premier des envoyés de paix, afin de vous inviter, coupables, à la réconciliation. Vous n’avez qu’à vouloir, mais à vouloir parfaitement : non seulement il vous accordera le pardon, mais encore il vous comblera de grâces ; bien plus, regardant comme un gain considérable d’avoir retrouvé la brebis perdue, il célébrera un jour de fête avec les anges. L’âge innocent et facile de l’enfance, convenait donc à la mansuétude divine, et c’est avec raison que Dieu a entrepris, à cet âge, d’opérer le salut des pécheurs, afin que l’espérance d’une indulgence à obtenir sans difficultés consolât les coeurs effrayés par le sentiment de leurs propres iniquités.
O très-doux enfant, tendre Jésus, combien grande est l’étendue de la douceur que vous avez réservée à ceux qui vous craignent et dont vous comblerez ceux qui espèrent en vous, puisque vous avez montré tant d’affection pour ceux qui ne vous connaissaient pas encore ! Douceur incomparable, et piété ineffable; ce Dieu qui m’a créé, je le vois fait enfant pour moi; le Dieu de gloire et de majesté se montre non-seulement semblable à moi dans la réalité de son corps, mais encore pauvre et ayant besoin de secours humains, à cause de la faiblesse de son âge. Enfant-Dieu, vous êtes le salut de mon visage et mon Dieu; bien que vous soyez toute douceur et tout désir, votre corps tendre et faible, vous rend encore plus doux pour moi. Il vous rend capable des sentiments et des affections des petits enfants, qui ne sont pas encore en état de vous prendre pour nourriture solide. En attendant ce bonheur il est doux et délicieux de penser à un Enfant-Dieu : mystère plein d’efficacité pour corriger et adoucir ce qu’il pourrait y avoir d’aigreur dans nos âmes, de feu dans nos discours et d’âpreté dans notre conduite. Je ne crois pas que là où se trouveront le sentiment et le souvenir de cette divine douceur, la colère ou la tristesse puissent trouver place. Mais tout courroux, toute amertume et toute malice disparaîtront de nos âmes. Ainsi arrivera-t-il que, semblables à des nouveaux-nés, nous louerons comme il faut l’Enfant-Dieu nouvellement venu au monde, et que nos moeurs et nos voix, vibrant à l’unisson de la bouche des nouveaux nés et de ceux qui sont à la mamelle, sortira la louange parfaite de Notre-Seigneur Jésus enfant et allaité, à qui, aven le Père et le Saint-Esprit, soit à jamais louange et gloire, dans les siècles sans fin. Ainsi soit-il.