Catéchèse de Mgr Soubrier aux pèlerins des JMJ, le vendredi 26 juillet 2002, sur le thème : “Soyez réconciliés avec Dieu”.
Avez-vous remarqué l’insistance de Saint Paul dans cette exhortation adressée aux chrétiens de Corinthe ?
« Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature… Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec Lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation… Au nom du Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu ».
C’est cet appel que je vous répercute aujourd’hui : «Dieu nous a confié le ministère de la réconciliation ». Les paroles d’une hymne qui nous est proposée pour le temps de Carême habitent constamment mon ministère et ma prière :
« Point de prodigue sans pardon qui le cherche…
Nul n’est trop loin…
Rien n’est fini…
Rien n’est perdu pour Dieu ».
Plus que jamais, j’en perçois aujourd’hui l’urgence. « Nous vivons dans un monde cassé », me disaient récemment les chrétiens d’un secteur où j’effectuais une visite pastorale. Après le drame du 11 septembre, un des messages les plus forts a été celui du Pape Jean-Paul II lors de la Journée mondiale de la Paix (1er janvier 2002) :
« Il n’y a pas de paix sans justice,
il n’y a pas de justice sans pardon ».
Je pense à cet enfant de six ans recueilli dans un foyer tenu par des religieuses, après des mauvais traitements subis dans sa famille : « Ma Sur, disait-il, c’est comme si j’avais la guerre dans le ventre ! ». Tant de vies sont marquées par des blessures et des ruptures.
C’est bien au coeur de ce monde et de ce temps que « nous sommes en ambassade au nom du Christ… Au nom du Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu ».
En quelle réconciliation croyons-nous ?
Pourquoi est-il si difficile d’y croire aujourd’hui ?
Quels chemins nous sont offerts, ouverts ?
En quelle réconciliation croyons-nous ?
La réconciliation plonge ses racines dans ce qui est le cur du dessein de Dieu. A ceux qui s’étonnent de le voir loger chez Zachée, un publicain, Jésus déclare : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 10). Nous croyons en l’Amour de Dieu qui est à la fois miséricorde infinie pour le pécheur et refus sans concession du péché.
La réconciliation, c’est un chemin vertigineux entre l’expérience toujours surprenante de la fidélité de Dieu et l’expression toujours éprouvante de notre vulnérabilité. Madeleine Delbrel, un grand témoin de la foi en France en plein 20ème siècle, parlait d’une marche entre deux abîmes : « L’un est l’abîme mesurable des rejets de Dieu, l’autre est l’abîme insondable des mystères de Dieu ».
Le sacrement de réconciliation est né d’un étonnement, voire d’un scandale. Il est intéressant de bien saisir le comportement de l’Eglise des premiers siècles par rapport à ces membres lorsqu’ils tombent dans le péché, donc après le baptême. Nous constatons un phénomène de surprise. On avait une haute idée du peuple saint. Les baptisés avaient été interpellés par les apôtres dans leur maturité d’hommes, puis ils s’étaient engagés ; ils avaient fait l’expérience de la mort et de la résurrection dans le baptême. Ils faisaient partie du peuple des « bien-aimés » de Dieu. Pensons au chapitre 6 de l’épître aux Romains : « Si nous sommes morts au péché, comment continuer à vivre en lui ?… Nous vivons une vie nouvelle… La mort du Christ fut une mort au péché, une fois pour toutes, mais sa vie est une vie en Dieu… Regardons-nous donc comme morts au péché et vivants pour Dieu dans le Christ Jésus ».
En même temps, l’Eglise naissante est comme désemparée, scandalisée devant l’expérience du péché de ses membres. Elle ne peut pas tolérer une telle situation qui contredit sa foi baptismale. Mais cet étonnement, ce scandale vont faire découvrir qu’il y a quelque chose de plus étonnant, de plus « scandaleux » encore, c’est la Miséricorde de Dieu. Comment tenir ensemble cette conviction pleine d’espérance et cette expérience décourageante ? Comment, dans une fidélité toujours nouvelle, mettre en question et mettre debout celui qui a péché ? Comment à la fois dénoncer le péché et confesser la Miséricorde de Dieu ? Alors va se produire tout un approfondissement de cette promesse et de ce pouvoir confié à l’Eglise et à ses ministres, promesse et pouvoir de lier et de délier. L’Eglise a conscience d’avoir reçu de Dieu la capacité de délier les hommes de leur péché, même des péchés qui compromettent l’amitié avec Dieu scellée lors de l’entrée dans son peuple.
Cela nous aide à mieux comprendre le sacrement de réconciliation dans sa dimension personnelle et dans sa dimension ecclésiale. La dimension personnelle de la conversion, de l’accusation est inséparable de la dimension ecclésiale, celle de la réconciliation dans la prière de la communauté. Vous le savez bien, le sacrement de la réconciliation porte divers noms qui soulignent les richesses de grâce dont il est le signe efficace. Il est le sacrement de réconciliation : par lui Dieu nous réconcilie avec Lui et avec nos frères. Il est le sacrement du pardon, c’est-à-dire de l’amour de Dieu qui va jusqu’au pardon. Il est le sacrement de la pénitence : Dieu dans son amour qui nous pardonne et nous réconcilie, nous invite à nous convertir à lui et nous en rend capables. Il est le sacrement de la confession : nous confessons nos péchés en confessant notre foi en la miséricorde de Dieu.
Une telle découverte s’enracine profondément dans l’Evangile. Vous connaissez suffisamment l’Evangile de Saint Marc pour savoir qu’au premier chapitre, il nous décrit une journée de Jésus à Capharnaüm. Il nous est dit qu’ensuite Jésus est sorti dans un lieu désert pour prier. Et il a dit à ses compagnons : « Allons ailleurs dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Evangile » (Mc 1, 38). Cet « ailleurs », ce sera la rencontre du lépreux : la lèpre symbolise le péché, Jésus guérit le lépreux ; ensuite Jésus pardonne et guérit un paralysé. Et voilà que s’accomplira, dans une sorte d’escalade de la Révélation de la Miséricorde de Dieu, l’appel de Lévi, publicain lui aussi. C’est un geste gratuit, un événement de grâce, qui scandalise les scribes pharisiens, surtout lorsqu’ils voient Jésus prendre le repas avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs. Que leur dit Jésus : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin mais les malades ; je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17).
C’est bien dans la lumière de l’Evangile qu’il faut emprunter ce chemin de crête, la route du véritable disciple quand nous proclamons notre foi en la réconciliation.
Pourquoi est-il si difficile d’y croire aujourd’hui ?
Je ne vais pas énumérer toutes les raisons et tous les obstacles qui surgissent dans notre esprit et dans nos itinéraires. Je me contenterai d’en expliciter quelques-uns.
Avouons-le, le sacrement de la réconciliation va à l’encontre de tendances fortes des hommes d’aujourd’hui et en même temps à la rencontre d’aspirations profondes. Comme l’écrivait un de mes frères évêques de France : « Beaucoup de nos contemporains rêvent d’être innocents. Chaque jour nous entendons des réactions comme celle-ci : je n’ai pas fait de mal ; j’ai agi selon ma conscience ; j’ai ma conscience pour moi ; je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé ; je n’ai rien à me reprocher ». C’est ce refus de se reconnaître coupable qui est souvent à l’origine des conflits entre époux, entre parents et enfants, entre personnes, entre groupes sociaux, entre peuples. En refusant d’être responsables du mal qui habite en eux et dans la société, nos contemporains cherchent souvent des responsables en dehors d’eux, donc chez les autres personnes, les autres groupes, les autres peuples, la société, Dieu lui-même. Ils rêvent d’être innocents. Cela ne vous rappelle-t-il pas les premières pages de la Genèse ? Adam et Eve étaient des gens en quête d’innocence : « C’est la femme que tu m’as donnée… » ; « C’est le serpent qui m’a trompée » (Gen 3, 12-13).
La difficulté de croire en la réconciliation s’exprime aussi à travers ces simples mots : « A quoi bon ? A quoi ça sert ?… ». Il faut prendre au sérieux ces réactions et voir ce qu’elles recouvrent. J’ai remarqué que chez certains c’était une sorte de sentiment d’impuissance par rapport au mal qu’ils découvrent en eux et dans le monde. Ils doutent qu’un acte personnel puisse « faire le poids » par rapport aux forces de destruction. Quand la violence tue, exclut, dévalorise, fait comme si l’autre n’existait pas, quelle peut être l’efficacité d’une démarche personnelle ? La culture dominante insiste sur le caractère inéluctable des conditionnements de la liberté. C’est un défi pour la foi chrétienne que d’affirmer le pouvoir de la liberté, de chaque liberté, si limité soit-il, pour « faire la vérité » et pour « marcher dans la vérité ». Dieu fait alliance avec l’humanité, non pas pour entraver notre liberté, mais pour la créer, la promouvoir, la sauver.
Il est une autre difficulté qui vient de ce que nous pouvons douter de l’efficacité de l’amour qui fait miséricorde. Quel courage ne faut-il pas pour choisir de croire à l’efficacité du pardon reçu et partagé, qui donne la force d’aimer même ses ennemis ? Certains, j’en suis sûr, ont fait cette expérience de tensions difficiles à vivre et qui peuvent nous décourager sur le chemin de la rencontre. J’ai souvent commenté ces mots du Pape Jean-Paul II : « Le pardon réside dans le cur de chacun avant d’être un fait social… (il) est avant tout un choix personnel, une option du cur qui va contre l’instinct spontané de rendre le mal pour le mal ».
Il est parfois difficile de reconnaître notre péché, tellement on le perçoit comme noyé dans une culpabilité collective : le péché du monde, le péché de la société, le péché de notre temps… Il ne s’agit pas de nier cette complicité dans le mal, mais chacun est interpellé au plus intime de lui-même pour être cette parole et ce signe sans lesquels la parole et les signes des autres ne prennent ni corps ni sens.
Permettez-moi enfin d’insister sur une autre difficulté qui vient de ce que l’on confond sentiment de culpabilité et sens du péché. En des termes très simples, on pourrait dire que dans le sentiment de culpabilité, « cela » se passe entre moi et moi. Je me fais une image idéale de moi-même, je refuse mes propres limites et je ne peux pas souffrir l’inadéquation entre ce que je suis et ce que je voudrais être. Reconnaître le péché, c’est tenter de casser l’excessive recherche de soi-même. C’est se mettre en présence de Dieu, de l’Autre. Se reconnaître « coupable » (dans le sentiment de culpabilité), c’est se mirer dans l’auto-dépréciation, alors que se reconnaître « pécheur », c’est se décentrer de soi, pour faire la vérité devant Dieu qui nous accueille, qui nous révèle à nous-mêmes. Le psaume 36 décrit admirablement cette attitude dans une prière simple et forte :
«Qu’il est précieux ton amour, ô mon Dieu !…
En Toi est la source de Vie ;
Par ta Lumière, nous voyons la lumière».
Les raisons et les obstacles sur la route de notre foi peuvent devenir des doutes paralysants. Ils peuvent être aussi des interpellations qui nous invitent à aller plus loin au service de tous ceux et celles devant qui nous devons rendre compte de notre espérance.
Quels chemins nous sont offerts, ouverts ?
Tout véritable chemin de la réconciliation reprend en quelque sorte le cheminement baptismal : c’est un acte qui fait revivre le baptême. N’a-t-on pas parlé de « second baptême » ? La Fidélité de Dieu nous ouvre des horizons plus beaux que nos rêves. Si Dieu nous demande tant, c’est parce qu’Il est « plus grand que notre cur ». Sa tendresse nous fait passer de la perfection désirée à la pauvreté offerte. « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume » (Lc 12, 32). Tel est bien le chemin que nous avons à suivre avec les dépaysements qu’il comporte : « Convertissez-vous et croyez à l’Evangile ». Dieu nous fait entrer dans sa joie : la conversion, la réconciliation, sont participation à la joie de Dieu. Jésus ne dit pas à Zachée : « Tu as besoin de salut… Il faut que tu m’acceptes chez toi », mais il dit : « Il me faut demeurer aujourd’hui chez toi » ; Jésus ne dit pas à ses disciples : « Vous avez besoin que je célèbre cette Pâque avec vous… », mais « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous ». Le salut, ce n’est pas d’abord notre soulagement d’être arraché au mal, c’est la joie de Dieu d’accomplir en nous ce dont Il rêve depuis toujours.
Le sacrement de réconciliation nous offre une trame qui est particulièrement révélatrice du sens du pardon de Dieu, de la réconciliation.
1. Nous sommes d’abord appelés à confesser l’Amour de Dieu. Ce qui est le plus urgent et le plus important, c’est de me laisser accueillir, regarder par Dieu. La place de la Parole de Dieu est décisive. Car cette Parole n’est pas d’abord une référence pour une bonne conduite ni une interpellation culpabilisante. C’est une Parole d’alliance qui crée la juste relation entre Dieu et nous, entre nous-mêmes et les autres.
« Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force… Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
C’est un dialogue qui s’instaure. Ce qui nous conduit vers Dieu, ce n’est pas le remords. Comme le suggère ce terme, le sentiment de culpabilité est comme une « re-morsure » du psychisme par lui-même. C’est comme si la personne s’agressait parce qu’elle est déçue d’elle-même à la suite de telle ou telle de ses conduites. Ce qui nous conduit vers le Dieu qui pardonne, c’est son Visage, sa Parole, sa Paix. Nous comptons plus pour Lui que notre péché : « nous avons du prix à ses yeux ». C’est une révélation que nous devons sans cesse accueillir en écoutant la Parole qui fait vivre.
2. Recevoir le sacrement de réconciliation, c’est faire un chemin très personnel pour d’autres, dans un monde en besoin de salut. Nous n’allons pas recevoir le sacrement du pardon uniquement pour nous-mêmes. A travers cette démarche très personnelle que nous effectuons, c’est le monde d’aujourd’hui qui, à travers nous, pour la part qui nous est remise, va à la rencontre du Pardon. C’est à la table des pécheurs que nous ne craignons pas de nous asseoir parce que nous appartenons bien à ce monde en besoin de salut.
3. Le sacrement de réconciliation est toujours un chemin d’Eglise, un chemin en Eglise. Il nous atteste que le Christ a voulu nous proposer sans cesse le pardon de Dieu en laissant à l’Eglise la mission et le pouvoir de remettre les péchés et de réconcilier les hommes avec Dieu et entre eux. Cette mission et ce pouvoir, il les a confiés tout particulièrement aux apôtres, à leurs successeurs, de son vivant déjà (Mt 16, 19) mais surtout après sa résurrection et le don de l’Esprit Saint (Lc 24, 46-47 ; Jn 20, 23). Notre ministère d’évêques et de prêtres consiste à annoncer et à transmettre aux autres le pardon de Dieu dont nous faisons les premiers l’expérience. Le prêtre à qui nous demandons le pardon de Dieu est le rappel vivant que son ministère est tout entier un ministère de réconciliation (cf 2 Co 5, 18-20).
4. Recevoir le sacrement de réconciliation, c’est recevoir une mission : tu as reçu le sacrement de réconciliation pour devenir toi-même sacrement, artisan de réconciliation. Rappelons-nous cette parole de Jésus à l’apôtre Pierre : « J’ai prié pour toi afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 32).
5. Le pardon de Dieu nous ouvre et nous offre le chemin de l’avenir. Il est don gratuit d’avenir à celui qui reconnaît son péché. Quand il pardonne, Dieu dit au coupable : « Je ne t’enferme pas dans ta faute, je te juge capable de sortir de ton aliénation si profonde soit-elle ; va, je crois en toi ». Dieu nous dit que nous valons plus que notre péché au moment même où nous avons toute raison de perdre notre confiance en nous. Le geste du pardon n’est pas à confondre avec le don de l’excuse. Il ne minimise pas la liberté en disant : « Il ne faut pas m’en vouloir ; l’erreur est humaine ! » Au contraire il prend acte de notre capacité de refuser l’amour. Etre pardonné, c’est faire la découverte proprement bouleversante qu’à l’instant même où la prise de conscience du péché invite à ne plus croire en soi-même, Dieu, lui, a toujours foi en un avenir nouveau du pécheur. Et cette confiance, c’est la plus grande des exigences : « Ne pèche plus ». Dieu qui connaît notre faiblesse nous demande d’être cohérents avec le don d’avenir qu’il nous propose. Il nous donne ce qu’il y a de plus précieux au monde, le talent de l’espérance, talent à développer, avec la grâce de Dieu, jusqu’au centuple.
6. En définitive, le chemin de la réconciliation, le don de l’avenir, c’est la route de notre conversion quotidienne. Le sens du péché est étroitement lié au sens de Dieu. Pécher c’est rompre l’alliance. Le lien rompu c’est le lien d’amour entre des personnes et non pas simplement l’accord entre moi et ma conscience, les exigences et ma conduite. Ne désertons pas notre vie de tous les jours, apprenons régulièrement à nous arrêter, à faire le point, à nous dire : « Qu’est-ce que je vis, de quoi je souffre, qu’est-ce que j’espère non pas simplement dans mon petit univers, mais avec d’autres, pour d’autres ? ». Alors nous discernerons mieux ce qu’un théologien appelait les péchés de fragilité et les péchés maintenus, ce qui peut bouleverser accidentellement un itinéraire, et ce qui le fausse plus profondément.
« Il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison ». Qu’il me soit donné, Seigneur, de te dire avec le psalmiste :
« Tous mes chemins te sont familiers…
Vois si je prends le chemin des idoles,
Et conduis-moi sur le chemin d’éternité » (Ps 139).