Voici des extraits de la conférence donnée par le p. Thimothy Radcliffe à l’occasion du congrès d’évangélisation Toussaint 2006 à Bruxelles.
“Avant même que Philippe ne t’appelle, alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu” (Jean, 1, 48)
Comment annoncer la Bonne Nouvelle aux habitants des grandes villes d’Europe ? Je voudrais réfléchir à cette question à la lumière de la rencontre de Jésus et de Nathanaël, relatée au chapitre Ier de l’Evangile de Jean.
“Philippe va trouver Nathanaël” (Jean, 1, 45)
Nous devons d’abord aller à la rencontre des gens. Nous n’y allons pas pour leur apporter Dieu. Jésus voit Nathanaël avant même que Philippe ne le trouve. Nous allons vers les gens pour nommer le Dieu qui a toujours été avec eux. (…) Nous devons aller vers nos contemporains qui s’efforcent de donner un sens à notre monde, les penseurs et les poètes. Je souhaiterais surtout m’arrêter à la question de savoir comment nous pouvons aller vers les jeunes, ceux de nos villes qui n’ont pas entendu parler de Jésus. Un jeune homme, après avoir entendu le récit de la nativité pour la première fois, l’a trouvé très beau, mais s’est demandé pourquoi on avait donné à l’enfant le prénom de Jésus, qui est aussi un juron en anglais.
Où sont les jeunes Nathanaëls et leurs sœurs aujourd’hui ? Ils vivent dans un monde de musique pop. Pour eux, du moins en Angleterre, le clubbing est important. Des millions de jeunes se réunissent chaque semaine pour danser et chanter. Un teenager disait : “Je pense que nous, les plus jeunes, qui ne nous intéressons guère à l’Eglise catholique, avons trouvé quelque chose à quoi nous accrocher. Pour la plupart d’entre nous, c’est le clubbing . C’est là qu’on trouve un million d’amis au même endroit”. Je suis trop vieux pour les rejoindre, mais comment l’Eglise peut-elle y être présente ? Nous devons être là où ils se rassemblent, sur Internet, sur leurs chat rooms et leurs blogs. Ils font la distinction entre les gens de la génération née de l’ère numérique, les digital natives, qui, comme eux, ont Internet pour patrie et les autres, les digital immigrants, qui, comme moi, ne se rendent qu’occasionnellement sur la toile. Nous devons aussi être présents là où ils se réunissent pour les sports. Les dominicains ont fondé la Juventus et Newcastle United, et j’ai été heureux de constater que les Jésuites étaient présents au marathon de Londres ! Félicitations à l’Italie pour sa victoire à la Coupe du monde, et toute ma sympathie à la France. Où était l’Eglise pendant ce tournoi ?
Aller trouver Nathanaël signifie entrer dans le monde. C’est quitter notre propre territoire bien sécurisé, pour aller vers un lieu dont nous n’avons plus la maîtrise, et qui cultive peut-être des valeurs que nous ne partageons pas. Comme le dit Roger Schroeder, c’est “entrer dans le jardin d’une autre personne”, être invité dans sa maison. Nos frères et sœurs catholiques pourraient nous soupçonner de nous rapprocher de personnes douteuses. Le Père Ricardo Bailey, un prêtre de 32 ans d’Atlanta, en Géorgie, participe à un show radiophonique populaire. Il y utilise le langage de la rue, le langage de la musique hard core et hip hop. En l’écoutant, je ne comprenais pas un mot de ce qu’il disait, mais des milliers de Nathanaëls le comprenaient, eux. Certaines personnes ont objecté qu’il était associé à une station de radio qui ne se préoccupe pas des valeurs catholiques. On lui a donné le surnom de Père crunk (contraction des mots crazy – fou – et drunk – ivre). Mais Jésus n’a-t-il pas été traité de glouton et d’ivrogne ?La passion que nous mettons dans notre recherche devrait nous faire oublier le risque d’être mal compris.
“Alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu”
La première réaction de Nathanaël est de rejeter Jésus. “Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ?” Il n’en arrive à reconnaître Jésus que parce que Jésus le reconnaît : “Voici un vrai Israélite, en lui, rien de faux”. “Alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu”. Rencontrer Jésus, c’est toujours rencontrer quelqu’un qui nous reconnaît d’abord. Il reconnaît Zachée juché sur le figuier. Dans le jardin, il reconnaît Marie-Madeleine, qui peut, alors, le reconnaître : “Marie” ; “Rabbouni”.
L’évangélisation commence par la reconnaissance de ceux à qui nous nous adressons. Le ressentiment à l’égard de l’Eglise catholique n’est pas, je crois, essentiellement un rejet des valeurs catholiques, mais plutôt le désarroi causé par l’impression d’être invisible. Le psychologue et philosophe américain William James a écrit qu’on ne pourrait imaginer un châtiment plus terrible, si cela était physiquement possible, que celui qui consisterait à être carrément largué de la société et à y être délibérément et complètement ignoré. Si personne ne se retournait quand nous entrons quelque part, que personne ne répondait quand nous parlons ou ne prêtait aucune attention à ce que nous faisons et que toute personne que nous rencontrons feignait de ne pas nous voir et se comportait comme si nous n’existions pas, nous serions bien vite saisis d’une espèce de rage et d’un sentiment de désespoir et d’impuissance en comparaison desquels la torture corporelle la plus cruelle nous semblerait douce . Beaucoup de gens, au sein de l’Eglise et en dehors de celle-ci, souffrent de cette sorte d’invisibilité : les femmes, les minorités ethniques, les pauvres, les homosexuels.
Qu’est ce que pourrait signifier pour nous reconnaître ceux à qui nous apportons l’Evangile ? Dans son encyclique Deus est Caritas, le pape Benoît XVI écrit qu’”en voyant avec les yeux du Christ, je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires. Je peux leur donner un regard d’amour dont ils ont tellement envie.” (18) Le regard de l’amour doit faire en sorte que l’identité que les gens revendiquent les remplisse ainsi de bonheur. Ce n’est qu’à ce moment que nous pouvons les inviter à découvrir une identité plus profonde dans le Christ. C’est parce que Jésus a regardé le jeune homme riche et l’a aimé comme il était (Marc, 10.21) qu’il a pu l’inviter à devenir pauvre et à le suivre. Ainsi, l’annonce de la Bonne Nouvelle aux jeunes commence par le plaisir d’être avec eux, en les entraînant alors dans la vie du Fils, en qui le Père a pris plaisir : “Tu es mon Fils bien aimé en qui j’ai mis toute ma complaisance” (Marc 1.11).
Les jeunes construisent leur identité essentiellement de deux manières : par la consommation et les relations. Les vêtements qu’ils portent, la marque de leur jeans, leur piercing, leur coiffure, tout cela proclame : “c’est moi”. Le professeur américain David Lyon a écrit que “l’image et le style jouent actuellement un rôle central pour déterminer l’identité. Les chaussures Nike, les jeans Levi, le Coca-Cola, autant de produits qui contribuent à donner forme à ce que nous sommes. C’est autre chose que de lier notre identité au travail ou à la fonction exercée … et cela hisse les aptitudes à la consommation au niveau de la vertu. De même, il est fort probable que les habitudes de consommation soient ce que nous partageons le plus avec les personnes appartenant à notre environnement social ou à notre groupe de pairs . Leurs parents trouvaient leur identité dans leur travail, en tant que producteurs. En revanche, c’est en tant que consommateurs que leurs enfants choisissent ce qu’ils seront. La consommation promet une sorte de rédemption. Les produits que vous achetez contiennent la promesse de faire de vous la personne que vous voudriez être.
La seconde façon de revendiquer son identité est constituée par les réseaux d’amis et la famille. On prétend souvent que les jeunes sont très individualistes et qu’ils ont tout à fait perdu le sens de la communauté. Un livre récent, Making sense of Generation Y, ( Comprendre la génération J) s’inscrit en faux contre cette affirmation. La génération J se compose de jeunes âgés actuellement de 15 à 25 ans, mais ses conceptions sont largement partagées par le groupe d’âge situé entre 10 et 30 ans. Le livre prétend que, pour ces jeunes, l’amitié et la famille ont une importance absolument cruciale. Ils sont très mobiles, si bien que leurs amitiés sont parfois brèves. Ils proviennent de familles qui dysfonctionnent ou qui sont brisées et profondément blessées. Cela ne les empêche pas de se faire une idée idéalisée de la famille, souvent éloignée de la réalité.
La consommation, les amis et la famille confèrent une identité en ce sens que ces éléments définissent le groupe d’appartenance. Si vos vêtements indiquent que vous êtes punk, gothique, ou étudiant de l’université d’Oxford, c’est parce que ce sont là des gens dont vous voulez partagez la vie. Il faut d’abord aimer les jeunes tels qu’ils s’offrent eux-mêmes devant nous, avant de les aimer pour plus que cela, c’est-à-dire comme enfants de Dieu. Le nom de Nathanaël signifie : “Dieu a donné”. Mais nous ne pouvons accepter ce don que Dieu nous donne en la personne de Nathanaël que si nous acceptons d’abord la manière dont Nathanaël se donne à nous. Le visage qui se présente à nous est celui que nous devons voir, même si, finalement, il s’agit d’un masque qui peut être enlevé.
Et c’est ici que nous affrontons un premier grand défi pour l’évangélisation. Nombreux sont les jeunes dont l’identité s’enracine dans des familles brisées et “irrégulières”. Ainsi, il se peut qu’ils appartiennent à une famille monoparentale, que leurs parents vivent avec des partenaires ayant eux-mêmes leurs propres enfants ou s’inscrivent dans une relation homosexuelle. Reconnaître ces jeunes, c’est aussi aimer leurs relations. Ils nous diront : “pour nous accepter, vous devez aussi accepter mes proches”. L’Eglise doit, effectivement, affectionner et défendre notre modèle idéal de la famille : celui d’un homme et d’une femme indéfectiblement engagés l’un envers l’autre jusqu’à la mort. Ce modèle est, en effet, la pierre angulaire de la société humaine, et les conséquences de sa disparition ne peuvent être envisagées qu’avec effroi. Mais comment faire sans donner l’impression de nier les familles défaillantes et brisées qui sont celles de tant de jeunes ? Pour eux, cela reviendrait à refuser de les accepter et de les reconnaître dans le respect des fidélités qui définissent leur identité.
Comme le pape l’a montré lors de son récent voyage en Espagne, cette démarche demande énormément de douceur et de discrétion. Si nous luttons pour la défense de la famille d’une manière qui paraît nier tous les autres liens et appartenances, nous combattrons sans aucun doute pour la famille et la fidélité, mais nous serons perçus comme si nous nous y opposions. Et, de plus, nous donnerons l’impression de tourner le dos à la moitié des Nathanaëls d’Europe. Comment pouvons-nous les ramener dans la communauté et autour de l’autel sans les obliger à une certaine déloyauté envers des relations qui leur sont chères ? Comment pourraient-ils se sentir chez eux dans l’Eglise si on semble y dénier leur propre lieu de vie ?
La rencontre avec les jeunes exige plus que la reconnaissance de leur identité. Nous devons comprendre ce qu’ils nous disent d’eux-mêmes et du monde, et essayer d’entrer dans cette conception. La plupart croient en Dieu, mais en un Dieu qui reste à l’arrière-plan pour résoudre leurs problèmes et leurs crises. Des enquêtes récentes révèlent que, le plus souvent, ils sont heureux de vivre sans référence à une transcendance. La plupart n’expérimentent pas dans leur vie ce vide qui leur permettrait d’accéder à Dieu, une aspiration profonde. Ils sont simplement heureux de vivre dans le monde ordinaire, où ils trouvent le sens de leur vie. Leurs ancêtres chrétiens étaient nourris d’une longue histoire qui conduit au Paradis. Plus tard, leurs ancêtres sécularisés se sont nourris de la longue histoire qui conduit au progrès. La majorité se contente de vivre au jour le jour. Leur rejet de la religion n’est guère agressif. Comme le disait un jeune, « si la foi te convient, fort bien, mais si ce n’est le cas, laisse-la tomber » . Il se pourrait que, lorsque les jeunes actuels auront eux-mêmes des enfants ou seront confrontés à la maladie et à la mort, il ne leur sera plus possible de vivre à court terme. Ils devront chercher à se nourrir d’une histoire qui conduit à Dieu. Mais la majeure partie d’entre eux n’en sont pas encore là, et c’est maintenant que nous devons les rencontrer. Les récits qui donnent sens à leur vie et qu’on retrouve dans les films, à la télévision et dans la musique populaire contiennent certaines valeurs essentielles. L’évangélisation est la rencontre de l’Evangile avec les valeurs auxquelles les jeunes sont attachés, en acceptant celles-ci, mais en même temps les considérant d’un œil critique. Le bonheur, la liberté, et l’authenticité constituent les valeurs fondamentales pour leur vie. Comment ces valeurs peuvent-elles rencontrer la liberté et le bonheur du Christ, celui dont la vérité nous rend libres ? (à suivre)
Suite de la conférence sur le site http://www.bruxelles-toussaint2006.be