Il y a urgence à développer dans le discours chrétien une relation ajustée et plus paisible à l’échec, à la défaillance et même à la mort qui marque toutes nos existences.
Dans un entretien paru dans le Nouvel Observateur où elle présentait son dernier livre sur les femmes, Françoise Giroud déclarait paisiblement que ce qui a disparu chez les femmes des nouvelles générations « c’est ce qui vient de la religion, la culpabilité, la résignation et la sous-estimation de soi1. » Voilà un diagnostic qui ne peut que nous réjouir, nous qui sommes encore enfoncées dans de telles ténèbres. Nous avons réfléchi, lors de la conférence sur le péché sur le rôle que peuvent avoir la culpabilité, et la notion de faute dans la structuration de notre vie chrétienne et morale. Nous pouvons aborder aujourd’hui, en posant la question de la réussite, le problème évoqué par Françoise Giroud : la foi entraîne-t-elle immanquablement la résignation et la sous-estimation de soi ? Est-ce, parce que l’on est chrétien, qu’on doit se situer en dehors de la course à la performance, se placer en dehors du jeu ou des combats de la concurrence ? Notre engagement religieux est-il la source d’une espèce de démission de principe à l’égard des difficultés de l’existence ?
Nous nous trouvons ici, comme souvent, un peu en porte-à-faux entre deux attitudes qui ne nous satisfont pas : d’un côté, la modernité nous semble habitée par une frénésie de performance et de réussite, non seulement dans le domaine des études et de la vie professionnelle, mais également dans celui de la vie sportive ou amoureuse ; et de l’autre les fondamentalismes religieux sont porteurs d’une attitude de résignation et de fatalisme que l’on habille plus ou moins d’un discours sur la volonté de Dieu, mais qui aboutit toujours à l’écrasement de l’homme devant l’adversité. Avec cela, il y a de quoi se sentir mal à l’aise dans un camp comme dans l’autre. Si nous ne nous sentons pas forcément une vocation de marginal complet, nous ne savons pas très bien que faire.
Il me semble que cet écart est peut être particulièrement poignant pour des parents ou des éducateurs, confrontés à l’impératif de la réussite pour leurs enfants, parfois au delà des limites du raisonnable, et en même temps souvent habités par une certaine tentation de résignation devant des jeunes qui accumulent les échecs malgré tout ce que l’on peut tenter pour eux. Dans une telle situation, la résignation semble particulièrement terrible, puisqu’elle conduit à baisser les bras, non pour soi, mais pour des jeunes dont l’avenir dépend en grande partie des décisions qui sont prises assez tôt. Je ne prétends avoir aucune compétence pédagogique, et je pense que beaucoup ici en savent plus que moi sur la question de l’échec scolaire ou de la course folle à la réussite, de la part des enfants, mais surtout des parents. Je ne proposerai donc pas de solution miracle. Je voudrais seulement vous proposer quelques pistes de réflexions visant à éclairer ces questions complexes dans la suite de ce que nous avons déjà médité ensemble : en quoi le fait d’être chrétien, d’être inscrits dans une relation vivante avec le Christ peut-il changer notre approche de ces questions ?
La course à la performance
Il est assez effrayant de constater à quel point la recherche de la performance, et sa mise en valeur marquent profondément l’ensemble de l’existence aujourd’hui. Je ne sais d’où le phénomène est parti, est-ce du milieu scolaire ou du milieu sportif ? Il est clair que ces deux domaines sont particulièrement marqués par l’esprit de compétition. L’objectif assigné à un élève n’est pas d’acquérir des connaissances ou un savoir faire utiles pour son existence humaine et professionnelle : il s’agit avant tout de faire mieux que le voisin, d’être le meilleur. La perversion majeure me semble être l’organisation de l’enseignement de la musique en France : il est à peu près impossible de trouver une structure où un enfant puisse apprendre à jouer d’un instrument pour le plaisir. Il est indispensable de passer par les conservatoires qui, à coups d’examens et de concours sélectionnent, il est vrai quelques bons éléments qui pourront ainsi se lancer dans une carrière musicale, mais en dégoûtant à tout jamais une foule de jeunes qui avaient simplement envie de faire de la musique. Il est quand même paradoxal qu’une activité artistique ait pu donner lieu à la mise en place d’une formation marquée à ce point par la compétition et le travail à haute dose, sans alternative. On peut ensuite soupirer sur le fait que les allemands sont plus musiciens que nous… Un enfant qui ne peut consacrer deux heures et demie par semaine à des cours de solfège et de chant, sans compter le travail à la maison n’est pas admis en France à l’apprentissage d’un instrument de musique : cela laisse rêveur. Les emplois du temps des jours de loisirs de nos chers petits sont parfois hallucinants : le mercredi après midi laisse place à une course folle d’un cours à une compétition, d’un entraînement à une répétition.
On pourrait multiplier les exemples de ces activités qui sont peu à peu détournées de leur gratuité, de leur caractère récréatif ou ludique pour laisser place à la compétition et à l’effort. Il est rare qu’on cherche à attirer le client dans un station de ski en lui vantant les promenades que les pistes lui permettront de faire en forêt : on lui parlera plutôt de sensations extrêmes, de ski limite : plus haut, plus vite, et plus dangereux.
Nous pourrions passer une conférence entière à analyser le phénomène dans le domaine de la sexualité et de la vie affective. Nous sommes, comme vous le savez, libérés dans ce domaine de tous les tabous, et nous sommes très allergiques à toute forme de prescription normative venant de quelque magistère que ce soit. Dès que le pape ou un évêque se risque à suggérer tel ou tel comportement comme plus humain qu’un autre, c’est un tollé, au nom de la liberté et de la spontanéité. Une fois le débat apaisé, c’est à dire au bout d’une grosse semaine, on peut retourner à sa vie libéré d’homme et de femme d’aujourd’hui. Et l’on se plonge dans ses journaux favoris, que ce soit des hebdomadaires d’actualité, des journaux sur la santé ou des magazines féminins. Et on y absorbe religieusement les prescriptions d’un autre magistère, infiniment plus présent et plus précis que le précédent qui dicte ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, ce qui relève d’une sexualité saine et ce qui est inquiétant. L’il rivé sur les paramètres imposés comme les révélateurs d’une vie saine et équilibrée, angoissés non par le péché, dont nous nous sommes libérés, mais par la maladie, ou simplement par le fait de n’avoir pas un comportement qui corresponde aux normes, nous nous lançons dans une vie affective pleine d’aventures, d’imprévus et de performances. Le délire médiatique autour du Viagra est assez révélateur de cette angoisse, de cette crainte de la défaillance dans un monde où la performance est obligatoire jusque dans le domaine sexuel.
Mes biens chers frères, mes bien chères surs, êtes vous sûrs d’être aussi lucides que cela sur cet aspect de notre culture ? Êtes vous sûrs que cette course à la réussite et à la performance ne vient pas toucher aussi votre vie, y compris votre vie spirituelle. Ne vous arrive-t-il jamais de regarder votre vie spirituelle, votre vie de prière, en vous disant que ce n’est pas brillant, que vous pourriez mieux faire, qu’il vous faudrait trouver une méthode pour rendre votre prière plus efficace, plus fervente ? Ne vous arrive-t-il jamais de regarder de travers le voisin ou la voisine en vous disant que c’est vraiment un ou une spirituel(le), que vous aimeriez prier aussi bien, aussi longtemps, avec autant de ferveur ? Nous sommes sensibles, dans le domaine spirituel à des phénomènes de mode, comme partout. Il y a les méthodes à la mode, les styles de retraite branchés, les auteurs spirituels qui marchent. Le grand prédicateur italien Enzo Bianchi me disait que s’il présentait ses causeries comme des commentaires bibliques, il ne viendrait personne, mais que le fait d’appeler cela lectio divina remplissait les cathédrales. En ce moment, c’est assez tendance, la lectio divina…
En nous attachant maintenant à essayer de tenir un discours chrétien sur la réussite et sur l’échec, n’oublions pas que ces questions nous touchent tous, et qu’elles touchent l’ensemble de notre vie. Nous sommes engagés dans la compétition dans tous les domaines et pas uniquement dans le domaine sportif ou professionnel. Bien des gens aujourd’hui ne se sentent pas coupables à l’égard d’une norme morale, mais à l’égard des objectifs qu’ils se sont fixés. On ne se dit peut être pas pécheur, mais on est humilié de ne pas être à la hauteur.
Projets et échecs humains dans l’Écriture.
Je reste très marqué par une expérience que j’ai faite lorsque j’étais étudiant en théologie. Je m’étais engagé dans une dissertation sur l’échec. Bien consciencieusement, j’ai voulu partir de la Bible, et j’ai cherché, à l’aide d’une concordance, des situations d’échec dans la Bible, pensant que je trouverais là de pistes pour développer un discours chrétien sur l’échec. Et je n’ai rien trouvé. Le terme d’échec n’est pratiquement pas employé dans la Bible. Stupéfait par cette non découverte, je me suis mis à chercher les projets, en me disant, s’il n’y a pas d’échec, il y a au moins des projets, les gens ne passent pas toute la Bible à se tourner les pouces. Il y a des projets, mais dans deux situations bien précises, ou plus exactement, les projets n’ont que deux catégories d’auteurs : soit Dieu, soit les impies. Dieu fait des projets, pour son peuple, ou pour certains personnages qu’il destine à une tâche particulière. L’impie fait des projets dans son cur, et généralement ce sont des projets qui ne plaisent pas beaucoup à Dieu, voire même des projets contre Dieu. Mais alors, si on n’est ni Dieu ni impie, que fait-on ? Françoise Giroud a-t-elle raison, la foi condamne-t-elle à la résignation ?
Au risque d’être schématique, on pourrait dire que l’Ancien Testament se situe dans le plan où Dieu est le seul sujet qui peut faire des projets, et que la perception moderne verrait plutôt l’homme comme seul sujet autonome et donc responsable de ses échecs et de ses réussites. Qu’est-ce qui fait que l’impie est impie quand il fait des projets ? C’est qu’il organise sa vie, qu’il fait des projets d’avenir comme s’il était seul au monde, comme s’il était complètement maître de ce qui lui arrive. Il ne lui est pas reproché d’avoir de l’imagination, mais il est désigné comme un impie, comme un homme qui s’est coupé de Dieu car il a voulu mener seul sa barque.
A travers ses silences, l’affirmation centrale de la Bible sur notre question est que l’homme n’est jamais un absolu, qu’il est toujours relatif à Dieu et à ses frères dans l’Alliance. Le projet mené par l’homme de manière autonome dans le but d’une pure affirmation de soi dans l’instant est voué à un échec d’autant plus grave que l’individu s’y trouve identifié à son projet. L’échec du projet entraîne l’effondrement du sujet. Nous connaissons tous des situations où certains se sont complètement effondrés car leurs projets aboutissaient à des échecs, parce qu’ils s’étaient totalement investis, identifiés à la réussite vers laquelle ils courraient.
Que nous apporte la Bible ? Il ne s’agit pas de proposer aux hommes nés dans la modernité de vivre comme Isaïe ou les psalmistes. Il s’agirait plutôt d’appeler l’homme à vivre l’ensemble de son existence, de son histoire et de ses projets en relation, en communion avec Dieu et avec son environnement naturel et social : il n’est pas bon que l’homme soit seul, ou plutôt se croit seul.
Comprenez bien que ce qui est suggéré là n’est pas une nouvelle recette d’hygiène psychologique permettant de limiter les dégâts si on n’atteint pas la réussite que l’on espérait. La question est plus grave et profonde qu’un simple problème de méthode. Nous ne cherchons pas à limiter les dégâts, à ne pas nous faire trop mal, nous sommes invités à être des saints, à mener notre vie dans une relation vivante au Christ. Ce dont il est question dans notre réflexion d’aujourd’hui c’est de la façon dont nous envisageons notre statut de créature. Être une créature, est-ce se laisser entièrement diriger par une instance supérieure, renoncer à toute initiative, à tout projet ? Ce que notre foi nous révèle de la dignité de l’homme ne va pas dans ce sens. Mais être créature c’est quand même reconnaître que nous n’avons pas le dernier mot, que nous n’avons pas la maîtrise ultime des événements. Cet équilibre est difficile à tenir : ni démission, ni autonomie totale. Arrêtons nous sur ce point.
Qu’est-ce qui est essentiel : la personne.
Il y a une situation très révélatrice de notre manière de nous situer devant la réussite ou l’échec de nos projets, de nos initiatives, c’est lorsque nous sommes amenés à les raconter. Lorsque je raconte ma vie, je ne dis pas on mais je. Deux possibilités de fuite s’offrent en effet à moi dans ce récit : m’affirmer tout-puissant, seul maître à bord dans mon histoire, au risque de sombrer dans la culpabilité la plus noire, ou dans l’orgueil le plus aveugle, ou bien m’affirmer innocent, passif, victime, au risque d’être incapable de sortir de l’ornière. Ni tout à fait innocent, ni complètement tout-puissant : telle est souvent notre juste place dans les événements de notre histoire Et cela nous est difficile à reconnaître. Après les événements, nous aurions plutôt tendance à nous affirmer responsable des réussites et victime des échecs. C’est un peu idiot, nous le savons bien. De plus, c’est très dangereux pour les projets à venir : si nous racontons toujours nos histoires de cette manière, nous allons nous conforter dans l’idée que la réussite ne dépend que de nos efforts, et que les échecs seront toujours des coups du sort, venus nous frapper injustement.
Prendre ainsi conscience de sa juste responsabilité dans les événements de sa vie n’est pas un exercice pratique de pur nombrilisme. C’est le moyen de sortir de la passivité, de l’écrasement dans lesquels certains échecs peuvent nous plonger. Si j’arrive à discerner dans mon histoire, envisagée de façon longue, pas uniquement depuis la semaine dernière, quelles ont été mes propres décisions, mes propres responsabilités, entremêlées avec celles de mon milieu, de ma famille, je redeviens sujet de ce qui peut m’arriver. Quelqu’un qui a connu ce genre d’expérience écrivait à propos de cette redécouverte de sa propre responsabilité, de sa juste culpabilité :
Je tenais un fil, un moyen d’intervention. La fatalité de mes actes ne m’emprisonnait plus. Ce que j’avais fait pouvait être défait et autre chose construit, si j’assumais fût-ce minimiment la paternité de l’erreur. C’est si j’avais été absent de mon désastre que je n’aurais rien pu y changer. A partir du moment où j’y relevais mes traces, l’espoir d’un cheminement inverse était permis. Je retrouvais la nécessité de me réintégrer à l’intérieur de moi-même, d’être à nouveau présent dans mon existence2.
Vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici de se laisser envahir par une culpabilité massive, qui est toujours une façon voilée de se croire tout-puissant. Il ne s’agit pas de nier les réalités économiques, les pressions du milieu familial, les décisions d’une hiérarchie. Il s’agit de découvrir que tout cela s’entremêle avec des traces qui sont bien les miennes, que certains virages dépendent bien de moi, dans le passé comme dans l’avenir, que je ne suis pas la proie impuissante des événements.
Cette petite analyse de la façon dont nous parlons de nos expériences passées donne des pistes importantes pour réfléchir à la manière dont nous espérons la réussite dans l’avenir, pour nous ou pour nos proches. Il est clair que dans la tradition chrétienne, nous sommes convaincus que Dieu nous appelle à mettre en uvre nos capacités au service de son Royaume, que nous sommes invités à faire fructifier les talents qu’il nous confie. Mais justement, il s’agit bien de reconnaître que ce sont des talents confiés, que nous ne sommes pas seuls dans l’histoire. Il s’agit de faire ce que nous pouvons pour que nos projets aboutissent, mais en reconnaissant que nous sommes des créatures, donc des êtres limités. Beaucoup d’aspect de la réussite espérée nous échappent, beaucoup d’erreurs et de défaillances sont possibles, chez nous et chez les autres.
Il faut enfin articuler cette réflexion sur notre statut de créature limitée en laquelle Dieu fait cependant confiance, et la méditation sur la gratuité de l’amour de Dieu. Nous pouvons chercher à réussir dans nos projets, nous pouvons pousser des jeunes à aller le plus loin possible dans leurs capacités. Mais, comme chrétiens, nous ne pouvons jamais regarder cette réussite comme la condition de l’amour de Dieu pour nous, ou de l’amour que nous devons nous donner mutuellement. L’amour ne s’achète pas. L’un des drames du discours sur la performance et la réussite, c’est que le personne peu à peu disparaît derrière ce qu’elle fait, au point qu’elle finit par croire que ce qu’elle fait est une condition indispensable à l’estime, à l’amour qu’elle peut attendre de Dieu et des autres.
Un amour inconditionnel
La personne humaine n’est jamais identifiable à ce qu’elle fait
Je voudrais vous inviter ici à réfléchir sur la façon dont vous regardez celui qui échoue. En effet, il est fort probable que la façon dont vous réagissez à l’égard de celui qui échoue, à côté de vous, ressemble à la façon dont vous vous jugerez vous-mêmes le jour où… Si celui qui est collé, ou qui est licencié, ou qui passe des entretiens sans succès, est toujours à vos yeux un pauvre type, un raté, ou pire encore, quelqu’un qu’il convient d’oublier le plus vite possible, vous serez sans pitié pour vous-mêmes. Si vous interdisez l’échec aux autres, comment pourrez-vous vous supporter vous-mêmes ? La solution est-elle de se dire qu’il faut tout faire pour ne pas connaître cela ? Peut-être, mais vous connaîtrez toujours l’inéluctable : la retraite, le vieillissement, la mort. Si l’existence s’est résumée pour vous à courir comme tout le monde, car il est interdit de s’arrêter, quel sens aura votre vie dans ces moments là ? La mort, l’affrontement des limites de l’existence humaine n’est pas le seul travail des vieillards ou des mourants. Nous avons très tôt à nous confronter à ces questions : la fuite en avant n’est pas la seule attitude possible. Il est particulièrement important, je crois, de réfléchir à la manière dont nous parlons devant des jeunes des échecs et des réussites des autres. Si notre jugement est implacable, les jeunes dont nous avons la charge sauront à quoi s’en tenir de notre part, le jour où eux aussi connaîtront la défaillance.
Lorsque nous connaissons une situation d’échec, et que nous en souffrons, nous avons bien souvent l’impression que notre vie se résume à cela, qu’elle a commencé avec ce projet qui s’écroule, et que tout s’arrête avec lui. Avec quelle facilité nous isolons alors l’échec comme si c’était la fin de tout. Comme l’abeille qui s’énerve sur sa vitre et en oublie tout l’espace qui se trouve derrière elle, je bute sur l’obstacle et en oublie tout le reste. Si j’arrive à me retourner, mon histoire m’apparaît limitée à celle de cet échec, un espèce d’entonnoir qui se rétrécit jusqu’à la catastrophe.
Mais peu à peu, la douleur s’apaisant, je retrouve le fil ou plutôt les fils de mon histoire, je remarque qu’ils viennent de plus loin, que mon histoire n’était pas aussi identifiée que je le pensais à ce projet perdu. Je découvre que j’avais laissé tomber en route bien d’autres pistes qui auraient pu être intéressantes ; je comprends que je ne suis pas seul dans cette histoire, que mon existence n’est pas comparable à un fil isolé qui vient de casser, en me précipitant dans le vide, mais plutôt à un fil pris dans une trame complexe. Cette redécouverte de l’histoire personnelle sous un nouveau jour, nous avons souvent beaucoup de mal à la faire seul. Ce peut être une aide précieuse à s’apporter entre amis, plutôt que de dire “allons, allons, ça passera…”, d’aider celui qui se croit dans l’impasse à retrouver une nouvelle continuité dans sa vie, à reprendre conscience des distances qui persistent entre ce qui est arrivé et l’ensemble de son histoire personnelle. Notre identité ne repose pas sur ce que nous faisons, ou sur ce que nous n’avons pas réussi à faire, mais sur cette longue histoire qui nous a constitué et que nous racontons. Retrouver sa propre trace dans une trame complexe, c’est aussi devenir plus lucide, souvent, sur ce qui constitue les autres fils de la trame, les exigences de notre milieu social et familial, les pressions et les encouragements qui nous ont orienté dans telle ou telle voie, les illusions collectives dans lesquels nous baignons, plus ou moins consciemment.
Il y a là un aspect important de la prévention des catastrophes avec des jeunes embarqués dans la course à la réussite : l’échec sera d’autant plus dramatique que les investissements auront été importants, et limités. Des parents portent une lourde responsabilité lorsque leur désir de voir leurs enfants réussir les amènent à encourager l’identification de leur enfant à un projet. Il est bon de se concentrer avant un examen, avant un concours, il est dramatique de penser que toute sa vie en dépend. Il peut être encore plus dramatique que le jeune en vienne à penser que l’amour que lui porte ses parents dépend de la réussite de tel ou tel projet ou examen. Si nous vivons avec le Christ, dans le Christ, nous nous savons aimés d’un amour inconditionnel par celui qui, par définition connaît mieux que personne nos défaillances, notre faiblesse. Au nom de quoi irions nous marchander notre amour, notre confiance, et les faire dépendre d’une réussite qui reposerait parfois sur l’absence de toute défaillance. Il y a urgence à développer dans le discours chrétien une relation ajustée et plus paisible à l’échec, à la défaillance et même à la mort qui marque toutes nos existences. Ce n’est qu’à ce prix que nous aurons une chance de rechercher la réussite sans tomber dans l’idolâtrie ou dans l’illusion de la toute puissance.
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1 . Nouvel Observateur, 1787, 4 février 1999, p. 74.
2 . J. Bastaire, “Du bon usage des catastrophes”, Communio, XVI, 1991 (4), 88-94