Le maître mot : rendez à César…. Une intervention de Mgr Ulrich, lors du café-Théo en Savoie du dimanche 7 décembre 2003.
Dans quel contexte posez-vous cette question ?
La question dite du voile islamique.
L’interpellation au sujet du lundi de Pentecôte.
La querelle sur l’héritage religieux, ou les racines chrétiennes de l’Europe.
Mais aussi, le fait que des associations qui s’affichent chrétiennes sont parfois tenues à l’écart de manifestations publiques au motif que leur seule présence pourrait signifier rupture de la neutralité et tentation de prosélytisme.
Nous la posons aussi parce que se profile le centenaire de la fameuse loi de 1905 portant séparation des Eglises et de l’Etat.
Des débats actuels, on peut retenir quelques enjeux, quelques questions qui sont régulièrement répertoriées dans les commentaires.
Je les classe en commençant par les plus habituelles.
Le statut des convictions personnelles, et des croyances religieuses : personnel veut-il dire strictement intime, non communicable ? croyance s’apparente-t-il à incertain, non fondé ? Appartenance à une communauté est-il équivalent de disparition de la liberté individuelle ? La tentation du repli communautaire, le communautarisme.
L’existence de la laïcité est la seule chance pour que chacun, élève et professeur, trouve dans l’école l’espace de liberté dans lequel s’exerce la raison critique en dehors de toute vérité révélée ; l’espace de liberté dans lequel chaque adolescent, chaque adolescente forge son esprit, sans se retrouver contraint par son appartenance à une communauté identitaire et a fortiori religieuse ; l’espace de liberté dans lequel les filles peuvent évoluer sans se voir opposer un interdit dû à leur sexe et le port d’un voile qui les sépare du reste de l’humanité ; l’espace de liberté enfin qui permet à chacun au delà de toute appartenance spécifique et de l’expression légitime de son altérité, d’accéder à l’universalité de l’humaine condition Thérèse Duplaix, proviseur, l’Humanité, 30/06/03
Ce mot de laïcité sert à présent toutes les censures. Au nom du respect des consciences on serait tenu de taire ses convictions. Du moins quand elles sont religieuses ? Du moins quand elles sont catholiques ? Pourquoi pas les autres pensées, celles qui touchent la société ou la météo ? Il est étrange qu’on en soit venu à tenir l’athéisme pour une position plus neutre que la foi. Je vois bien des catholiques intérioriser cette terreur anodine et se croire tenus au silence. Quelle est la faute du cléricalisme ? Recourir aux moyens du pouvoir pour faire passer le religieux ; elle est aussi de se conduire comme si l’Eglise n’avait aucun compte à rendre à la puissance publique. La faute n’est pas différente, la faute est la même, de la part du laïciste qui étend la neutralité dans l’Etat au silence dans les consciences. Jean-Noël Dumont, professeur de philosophie, Le Figaro, 15-16/02/03
La neutralité de l’Etat pour préserver la paix civile.
Nous devons construire une laïcité ouverte qui aide à vivre ensemble, que l’on soit croyant ou athée. MG Buffet, ancien ministre, L’Humanité, 24/11/03
L’exercice public du culte. Les limites à respecter dans le débat public : si l’Etat est laïc, la société l’est-elle ? Si une communauté religieuse, une Eglise intervient dans le débat public, doit-on dire qu’elle sorte de son rôle, ou qu’elle pèse de façon illégitime sur l’opinion ? Pourquoi entend-on cette critique ?
Voici maintenant le Président de la République et le gouvernement à la croisée des chemins. D’un côté, les propagandistes de l’islamisme, qui trouvent des relais complices, complaisants ou aveugles dans la presse et jusque dans les rangs de certains altermondialistes pour lesquels l’élargissement du front antilibéral vaut bien un voile, et qui font peser plus ou moins explicitement la menace d’une épreuve de force. Les évêques de France, qui se jettent bien imprudemment dans une bataille pour la conservation des avantages acquis. Enfin, les munichois de la laïcité, belles âmes de droite ou de gauche, qui préfèrent capituler d’emblée devant l’Eglise, sans craindre d’ouvrir la voie à l’école musulmane sous contrat soumises à la pression islamiste.
De l’autre côté, les enseignants, exaspérés par les conditions dans lesquelles ils travaillent et qui n’ont pas de leçons d’antiracisme à recevoir. Une grande majorité de musulmans, pratiquants ou non, croyants ou non, qui ne demandent qu’à être musulmans comme d’autres sont catholiques, juifs ou protestants : sans se sentir obligés d’en faire état. Et surtout, une masse immense et silencieuse de femmes et de jeunes filles qui attendent d’être libérées de la peur (et du silence). Marc Augé, ethnologue, Libération, 26/11/03
La liberté de penser, de croire et de ne pas croire.
Le droit ou le devoir de chercher la vérité pour sa propre vie, la possibilité d’en dire quelque chose, le statut de la conscience.
Qu’est-ce qui fonde, en définitive, la fraternité entre les hommes ? Les religions sont-elles plutôt facteurs de division, ou de fraternité ?
Jules Ferry aux instituteurs, fin 19è siècle : parlez avec la plus grande réserve dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. Vous ne toucherez jamais avec assez de scrupules à cette chose délicate et sacrée qu’est la conscience de l’enfant.
Luc Ferry, quand on lui demande si dans un monde sans Dieu toute transcendance ne disparaît pas : Non. Nous stigmatisons le matérialisme contemporain, l’univers de l’argent. Mais je constate que nos sociétés conservent d’abord un rapport réel à certaines exigences morales, celles des droits de l’homme, notamment. Mais cela va plus loin : car nous continuons, par delà le droit et la morale, de nous interroger sur des questions d’ordre spirituel : comment affronter la mort d’un proche ? A quoi sert de vieillir ? Comment éduquer ses enfants ? Ces questions sont extra-morales. Elles relèvent d’une exigence de spiritualité ou de sagesse. C’est elle que j’ai voulu prendre en compte dans mon livre ( qu’est-ce qu’une vie réussie ? Grasset 2002), en me plaçant d’un point de vue laïque de non-croyant. Partant du constat que le sens du sacrifice, d’une hiérarchie des valeurs, perdure dans une société sans Dieu, j’y esquisse les prémices d’une spiritualité non religieuse, d’une position philosophique qui veut clairement assumer cet espace. dans La Croix, 5/11/02
Ce que contient la loi de Séparation.
On cite principalement l’article 2 : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ( ) Pourront toutefois être inscrites aux budgets (de l’Etat, des départements et des communes) les dépenses relatives à des exercices d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.
C’est qu’il y a un article 1 qu’on néglige quelquefois : la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
La séparation signifie la neutralité de la République, et de sa forme politique qui est l’Etat. Cette neutralité a un objectif, qui est la paix civile, l’ordre public : il s’agissait de mettre fin à ce qu’on désignait comme la tentation hégémonique, revancharde de l’Eglise catholique en France. Ce principe de neutralité a d’abord été compris comme une victoire contre les religieux, en l’occurrence les catholiques ; une victoire des sans-Dieu.
Finalement, ce fut un principe pacificateur. Mais on ne l’a pas saisi dès l’abord. Cent ans d’histoire et de jurisprudence l’ont dégagé : la mise à disposition du culte catholique des édifices religieux saisis en 1906, et souvent le logement à prix modique des curés dans les presbytères ; le retour des catholiques et notamment des prêtres et séminaristes dans la Nation par leur participation loyale et patriotique à la Grande guerre ; les accords diplomatiques de 1923-24 ; les épisodes de la querelle scolaire jusqu’à la reconnaissance de la participation de l’enseignement catholique au service public de l’éducation
Ajoutons le principe maintenant reconnu des rencontres régulières entre le gouvernement et les instances responsables de l’Eglise en France : présidence de la CEF, archevêque de Paris, Nonce apostolique. La Fédération protestante de France est également reçue ; le consistoire juif, institution créée par Napoléon ; et maintenant le conseil français du culte musulman.
On affirme la liberté de conscience ; elle n’est pas un principe vague et invérifiable. Ce n’est pas une liberté théorique, mais un principe qui doit se vérifier dans les faits par la possibilité d’exprimer ses convictions et de vivre, au su de tous, conformément à ces convictions. Etant sauf l’ordre public, la paix civile : c’est-à-dire que l’affirmation des convictions, la pratique d’un culte ne peuvent pas contrevenir, ni en mots, ni en actes, à la vie pacifique de la nation.
L’article 1 est prédominant ; le statut maintenu du Concordat en Alsace et Moselle, et le statut spécial des Territoires d’Outre-Mer et de la Guyane n’empêchent pas le respect de la neutralité de l’Etat, par d’autres moyens. Et dans d’autres Etats, la neutralité est assurée, mais suivant d’autres voies constitutionnelles.
C’est dire que l’Etat préserve sa neutralité parce que la société est traversée de courants d’opinions et de religions entre lesquelles il lui faut ne pas trancher, sous peine de créer ou d’entretenir des ségrégations, divisions, etc. La société n’est pas laïque.
Le maître mot : rendez à César
Mt 22,15-22 : c’est un piège tendu. Les qualités hypocritement reconnues à Jésus : un maître spirituel, vrai, droit et juste. Sa réponse est sans détour, elle s’appuie sur une réalité : la monnaie, c’est l’expression reconnue du pouvoir sur cette terre, mais seulement de cela. Il faut accepter la légitimité du principe du pouvoir dans les sociétés humaines, mais sans attendre de lui autre chose que la prise en charge des questions relatives à la vie commune. Ce qui est capital, ou si l’on veut une condition essentielle pour que puissent se poser les autres questions : à Dieu ce qui est à Dieu. Cette phrase de Jésus n’a jamais voulu dire : que la religion ne se mêle pas de politique ; mais que l’on n’attende pas de la politique le salut, ni que la politique n’empêche pas l’homme de chercher le sens ultime de sa vie.
L’Etat respectera la dimension sociale des religions (leur expression dans un culte public) et la dimension spirituelle de l’homme (qui s’exprime aussi dans ses engagements au sein de la société, et qui peut s’exprimer dans la conviction de foi, comme dans l’athéisme ou l’agnosticisme).
Chaque personne respectera la légitimité du principe du pouvoir pour réguler l’expression des convictions et l’exercice des cultes, et respecte la pluralité des témoignages possibles en promouvant le dialogue comme un service de la vérité qui peut être cherchée.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes . Vatican II, Gaudium et Spes, 76-3, cité par Mgr JP Ricard, discours de clôture de l’assemblée plénière des évêques à Lourdes, 10/11/03.
Dans le même discours on lit aussi : nous nous réjouissons que les gouvernements successifs aient souhaité susciter des instances de dialogue avec les différentes communautés religieuses sur les problèmes institutionnels qu’elles peuvent rencontrer dans l’évolution de la société française.(
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Notons que cette juste autonomie entre l’Etat et la communauté religieuse, avec ce que cela implique comme refus d’ingérence mutuelle, ne signifie pas pour autant un mutisme de l’Eglise devant des projets de loi ou devant des situations qui porteraient gravement atteinte à l’homme et au respect de ses droits. Une intervention en ce domaine ne doit pas être perçue comme une pression indue mais comme l’offre d’une réflexion qui fait partie du libre jeu démocratique.(
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Car si l’Etat est laïc, la société, elle, ne l’est pas. Catholiques, nous témoignons combien une pratique administrative, réglementaire et jurisprudentielle favorable à l’exercice du culte, a été au cours du siècle écoulé, un facteur très important d’intégration apaisée dans la vie démocratique française. La rencontre, le dialogue, la pratique de l’ajustement mutuel sont autant de composantes de cette intégration.
Nous nous demandons si aujourd’hui cet équilibre entre vigilance et accueil n’est pas rompu au détriment de celui-ci. La peur du débordement de certaines formes d’expression islamistes ou sectaires risque de se traduire par une défiance vis-à-vis de toute forme d’expression religieuse. La proposition d’interdire aux élèves le port de tout signe religieux dans le cadre scolaire quand il ne trouble pas l’ordre public nous semble une régression de la liberté religieuse. Nous sommes inquiets quand la demande d’une loi l’emporte sur l’éducation des consciences et sur une pédagogie qui s’inscrit dans la durée. Des mesures senties comme répressives, loin d’endiguer le communautarisme, ne peuvent que le renforcer. Nous attirons l’attention sur ce point. La vraie laïcité est celle qui contribue à faciliter un meilleur vivre ensemble de toutes les composantes de la société.