Catéchèse de Mgr de Berranger aux pèlerins des JMJ, le mercredi 24 juillet 2002, sur le thème : “Vous êtes le sel de la terre”.
« Vous êtes le sel de la terre ! ». Jean-Paul II a choisi de vous adresser ces paroles de Jésus, à vous, jeunes chrétiens de l’Océan indien comme à ceux de toutes les autres terres habitées de ce monde, le nôtre, riche de ses cinq milliards d’habitants, représentés ici, à Toronto. Vous, jeunes, baptisés depuis votre tendre enfance ou à l’âge de votre adolescence peut-être, vous encore qui vous vous préparez aujourd’hui à ce bain de la nouvelle naissance par le catéchuménat, « Vous êtes le sel de la terre ! ». Vous particulièrement, dans vos îles des Comores, à Madagascar, à l’île Maurice, à la Réunion ou aux Seychelles, « Vous êtes le sel de la terre ! ». Et nous n’oublierons pas la population des Maldives, tout là-haut, au sud-est de l’Asie, qui est principalement musulmane et qui est aussi aimée de Dieu.
« Vous êtes le sel de la terre ». Quelle responsabilité ! D’autant plus que Jésus ajoute, comme un avertissement : « Mais si le sel perd son goût, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens ». Cette XVIIème Journée mondiale de la Jeunesse nous est donnée pour reprendre une vive conscience de la vérité de cette parole de Jésus dans notre vie chrétienne. Si nous réalisons mieux, tous ensemble, notre grandeur de baptisés, bien des espoirs sont possibles parmi les peuples au milieu desquels Dieu vous a appelés. Quelle est donc cette saveur et cette fonction du sel dont il est question ? Comment la retrouver si on l’a perdue ? Comment la garder forte en soi et dans nos communautés pour lui permettre de réaliser toute son efficacité dans les îles de l’Océan indien en particulier ? Voilà les questions que j’aimerais approfondir un peu avec vous ce matin.
Salés par le feu
Si l’on consulte les passages parallèles à celui de l’évangile de Matthieu dans les évangiles de Luc et de Marc, nous trouvons des petites nuances qui nous mettent sur la voie. Chez Luc : «C’est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre ni pour le fumier : on le jette dehors ». Et Jésus ajoute : « Qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » (Lc 14, 34-35). Chez Marc : « Tous sont salés par le feu. C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes, et vivez en paix les uns avec les autres » (Mc 9, 49-50).
Ce rapprochement entre le sel et le feu mérite toute notre attention. Au temps de Jésus, les gens étaient habitués à jeter des poignées de sel dans le feu pour le faire crépiter et surtout pour l’attiser. Dans ce cas, on comprend qu’un sel devenu fade à cause de l’humidité par exemple n’a plus aucune efficacité. Entendu comme une parabole, un tel sel ne peut attiser le feu sur la terre. Le feu de l’amour. Mais alors, comment conserver sa vigueur au sel ? « Tous sont salés par le feu », dit Jésus. Ici, c’est l’image inverse qui s’impose. Le feu n’est autre, dans la Bible, que le symbole du Dieu vivant. « Ayez du sel en vous-mêmes ». Oui, et pour cela, rapprochez-vous du feu d’amour qui est en Jésus. C’est à son contact que vous aurez du sel en vous-mêmes et que vous pourrez être « sel de la terre » ! Si vous vous éloignez de lui, ne vous étonnez pas de n’être même plus bons pour le fumier et d’être « écrasés du pied par les gens » ! Mais attention, il y a une petite ajoute, chez Marc, qui est réconfortante : « Ayez du sel en vous-mêmes, et vivez en paix les uns avec les autres ». Nous rapprocher de Jésus, c’est une première exigence à renouveler sans cesse : garder ce sel de sa présence en nos curs. Mais il y en a une seconde : vivre en paix les uns avec les autres. Ce qui ne signifie pas seulement s’arranger pour n’avoir jamais d’histoires entre nous, rester bien tranquille chacun dans son coin. La « paix » dont parle ici Jésus, c’est Shalom, la paix de l’Esprit Saint, l’unité dans l’amour et le rayonnement communautaire de la joie du Christ pour le monde.
En résumé, ce mot très fort de l’Evangile qui est au cur des JMJ, « Vous êtes le sel de la terre ! » ne se réalise qu’à deux conditions : 1. Nous rapprocher personnellement de Jésus, vivre dans son amitié, chercher à le connaître, à prier comme il a prié, nous retourner vers lui avec confiance chaque fois qu’attirés par des mirages ou des idoles, nous l’avions oublié 2. Vivre unis entre nous, dans la foi et la ferveur du baptême, « s’appliquer, comme le dit saint Paul, à conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3). Aucune de ces conditions n’est, à la longue, possible sans l’autre. D’ailleurs, il est clair que lorsque Jésus dit « Vous êtes le sel de la terre », il ne s’adresse pas à des individus pris isolément. Il s’adresse à ses disciples pris comme un tout. Ce n’est pas chacun tout seul que vous pourrez devenir le sel de la terre dans vos îles, grandes ou petites. C’est en groupe, en mouvement, en communauté, en Eglise que vous pourrez attiser le feu de l’amour dans vos divers lieux de vie, d’études et de travail.
Je vais prendre un exemple. Avant de devenir évêque de l’un des diocèses les plus cosmopolites de France, j’ai exercé pendant dix sept ans mon ministère de prêtre en Corée, entre la Chine et le Japon (et dont on a beaucoup parlé cette année à cause du mondial de football !). Je me souviens de cette visite dans une famille de la paroisse dont j’étais vicaire. La maman, en me présentant son garçon, un collégien de 13 ans, me dit : « Vous savez, je crois que Seung-Ju fera un bon prêtre ». « Ah ! bon, et pourquoi ? » lui demandais-je. « Oh, vous savez, il ne chahute jamais, d’ailleurs il ne fréquente pas les autres ! ». Elle fut tout étonnée de m’entendre lui répondre : « Dans ce cas-là, non, je ne pense pas que Seung-Ju a la vocation de devenir prêtre ». Heureusement pour elle, elle se trompait sur son fils qui était en réalité très ouvert aux autres et savait parfaitement s’amuser. Il est aujourd’hui un prêtre actif et heureux à Séoul. La vie chrétienne, quelle que soit la vocation personnelle de chacun, loin de nous écarter des autres, fait de nous des ferments de fraternité.
Le sel de la sagesse
Si vous voulez, je vais vous proposer encore une autre piste de réflexion, tirée cette fois de l’ancienne liturgie du baptême. Il n’est pas impossible que cette coutume soit encore conservée en certains endroits. Selon l’ancien rituel, quand on célébrait le baptême, juste avant la triple ablution d’eau « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », il y avait la cérémonie du sel. Le prêtre mettait un grain de sel sur la langue du petit bébé (ce qui avait le don de le faire crier et de distraire tout le monde !) en lui disant : « Reçois le sel de la sagesse, qu’il t’aide à obtenir le pardon pour parvenir à la Vie éternelle ». Puis le célébrant récitait une prière qui donnait le sens de son geste : « Dieu de nos pères, source de Vérité, nous t’en supplions, regarde ton enfant qui vient de goûter pour la première fois cet aliment du sel. Ne permets pas que son âme ait faim plus longtemps mais donne-lui en abondance la nourriture céleste. Qu’il soit toujours fervent, joyeux dans l’Espérance, toujours attaché à ton service. Conduis-le enfin, Seigneur, nous te le demandons, à la source de la nouvelle naissance
»
Sel de la sagesse, sel de la vérité : toute la question est de découvrir pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons. Si nous sommes, comme le dit saint Paul au sujet des païens avant leur rencontre de Jésus, « sans Christ, sans espérance ni Dieu en ce monde » (Ep 2, 12), alors, oui, « mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » (1Co 15, 32). Mais si Jésus est pour nous « chemin, vérité et vie » (cf. Jn 14, 6), alors en effet le baptême est cette porte ouverte sur une éternité de Vie. Le baptême, dès aujourd’hui, fait jaillir en celui ou celle qui le reçoit une source inépuisable de pardon et de grâce.
« Reçois le sel de la sagesse, qu’il t’aide à obtenir le pardon pour parvenir à la Vie éternelle ». Vous me direz : « Pourquoi, dans la cérémonie du sel, le prêtre demandait-il le pardon pour un petit enfant innocent ? ». Ce que notre christianisme nous apprend de la condition historique de l’homme me permet de vous répondre : « Oui, un bébé est innocent, mais tout homme, toute femme qui naît en ce monde est solidaire de tous ses frères en humanité. Et cette humanité est blessée. Elle est, depuis l’origine, éloignée de Dieu, comme le grand récit de la Genèse nous le montre lorsqu’il nous présente Adam, après la chute, se cachant de son Créateur et tout apeuré de l’entendre l’appeler : Où es-tu ?’ (Gn 3, 9) ».Vous vous souvenez ? Il faut relire ces textes extraordinaires, car ils nous parlent de notre monde brisé. Ils sont d’une terrible actualité. Monde brisé, oui. Mais heureusement, dès les origines aussi, ce monde n’est pas sans espérance. Adam n’était que « la figure de Celui qui devait venir », dira saint Paul (Ro 5, 14).
Dans le Christ, nouvel Adam, une espérance s’est faite jour pour l’humanité entière car, comme le dit encore saint Paul, « il est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux » (2Co 5, 15). Comment garder en soi le sel de l’espérance, comment attiser le feu de l’amour sur la terre ? Vous l’avez entendu, dans la prière baptismale : « Qu’il soit toujours fervent, joyeux dans l’espérance, toujours attaché à te servir ! ». C’est cette ferveur, cette joie de servir Jésus, cette fidélité au baptême que nous sommes venus réveiller ici, à Toronto. Pour la garder en soi et la rayonner dans le monde, il suffit de nous souvenir de cette source inépuisable de pardon et de grâce qui a jailli en nous par le baptême. Le baptême nous a été conféré une fois pour toutes, tandis que nous pouvons continuellement nous nourrir de cet aliment du ciel dont parle également la prière que nous avons lue : « Nous te supplions de regarder avec bonté ton enfant qui vient de goûter pour la première fois cet aliment du sel. Ne permets pas que son âme ait faim plus longtemps mais donne-lui en abondance la nourriture céleste », c’est-à-dire le pain de l’Eucharistie, le Corps du Seigneur. Dans quelques instants, nous allons une nouvelle fois être « invités au festin de l’Agneau ». En communiant, nous acceptons de nourrir en nous la vie éternelle déjà commencée au baptême. Et comment vivre, après cela, sans espérance en ce monde ? Comment, après cela, ne pas chercher, avec d’autres chrétiens, à attiser le feu de l’amour sur la terre ?
Un dernier exemple, si vous voulez, mais tiré de l’Ecriture cette fois, et qui concerne le sens symbolique du sel. C’est le prophète Elisée qui, au début de sa mission, traverse une ville dont les habitants lui disent : « La ville est un séjour agréable, comme Monseigneur peut voir, mais les eaux sont malsaines et le pays souffre d’avortements ». Elisée dit : « Apportez-moi une écuelle neuve, où vous aurez mis du sel », et ils la lui apportèrent. Il alla où jaillissaient les eaux, il y jeta du sel et dit : « Ainsi parle le Seigneur : J’assainis ces eaux, il ne viendra plus de là ni mort ni avortement ». Et il en fut ainsi (cf. 2R 2, 19-22). Vous n’avez peut-être pas la puissance prophétique d’Elisée. Mais à vous aussi, jeunes chrétiens de l’Océan indien, sel de la terre, il vous est donné de vaincre la mort en assainissant les eaux et en luttant contre l’avortement et pour l’Evangile de la Vie. Alors l’espérance renaîtra. Quelle actualité !
Il y aurait sans doute bien d’autres exemples de renaissance possible dans vos Iles, grâce à un baptême vécu pour de bon. Je vous laisse les chercher vous-mêmes. Après votre partage en petits groupes, je suis prêt à tenter de répondre brièvement à vos questions. Puis, nous aurons la joie de célébrer le Seigneur des morts et des vivants dans l’Eucharistie. Merci.