Il y avait là un homme qui était infirme depuis 38 ans… “Lève-toi, prends ton grabat et marche.” (Jean 5,5) “Et voici des gens portant sur un lit un homme qui était paralysé, et ils cherchaient à le placer devant Jésus… Voyant leur foi…” (Luc 5,19) “Va ! Qu’il t’advienne selon ta foi ! Et l’enfant fut guéri sur l’heure.” Matthieu 8,13)
Cet après-midi, comme tous les après-midi, j’entre dans la chambre de Julie. Julie a vingt trois ans. Elle est tombée dans un coma profond suite à un accident de scooter. Depuis deux ans, auprès d’elle, je répète quotidiennement les mêmes gestes et les mêmes paroles : bonjour Julie, je suis Catherine, ta kiné… silence… cligne des yeux si tu me vois… silence… serre ma main très fort… silence… essaye de me regarder… je suis de ce côté-ci… rien… rien… rien…
Tous les jours j’entends : Faut-il encore espérer quelque chose ? Si jamais par miracle Julie s’éveillait, elle aurait certainement des séquelles, alors, à quoi bon se battre et dépenser tant d’énergie ? A quoi ça sert ? Pourquoi ? Pour qui ?
Mais quelque chose en moi résiste à la tentation du découragement. Une force me pousse à entrer dans la chambre de Julie, chaque jour
Si je n’ai plus beaucoup d’espoir que Julie s’éveille un jour, mon espérance cependant, reste très vive ! Ma question est moins « pour quoi » que « pour qui », et surtout « à cause de Qui ? »
Julie est là, dans un corps mystérieux, les yeux ouverts sur un monde qu’elle ne comprend pas et qui ne la comprend pas. Julie est un Mystère pour ses parents, pour ses amis, pour tous ceux qui l’entourent, pour moi… nous ne savons pas si elle nous voit, si elle nous entend et nous comprend. Nous ne savons pas ce qu’elle sent. Julie digère, respire, son cur bat, elle n’a pas de machine pour la maintenir en vie.
Par sa présence, Julie nous conduit aux limites de l’humain en nous. Elle nous fait pressentir le vide, le néant, le rien. Vivre ou mourir, nous croyons savoir un peu ce que c’est, mais, rester dans le coma
suspendu dans un temps qui n’a pas de fin, cela nous est difficile à accepter. La vie en Julie continue, fragile, blessée, aux limites de l’humain, et elle nous rappelle nos propres limites.
Avec Julie, j’ai perdu l’idée que l’être humain était tout puissant. J’ai pressenti ce que signifie « ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Julie m’apprend aussi que lorsque je ne peux plus rien donner, je peux encore me laisser aimer. Avec Julie nous faisons une véritable uvre d’humanisation de notre humanité ! Nous disons au monde que la perfection de l’humain n’est pas celle que nous proposent les médias, que l’homme véritable n’est pas celui qui n’a aucune faille ! Si Jésus regarde l’homme infirme depuis trente-huit ans, s’il admire la foi de ceux qui portent le paralytique, s’il guérit notre humanité en profondeur, c’est parce qu’il voit en chaque visage, aussi blessé soit-il, l’homme dans toute sa beauté
Ainsi, je veux croire que l’homme véritable est celui qui, comme Julie, éveille en nous un regard, une parole, un geste, parce qu’il est un vivant !
Lorsque nous refusons de regarder Julie, lorsque nous estimons que cela coûte trop cher à notre société, lorsque nous pensons qu’il aurait mieux valu que Julie meure
qui sommes-nous donc pour décider que Julie n’a plus visage humain ?
Pour ma part, je resterai aux côtés de Julie, pour lui dire qu’elle est une femme, pour l’aimer, et pour crier à notre monde qu’en refusant ce qui est blessé en l’homme, il se déshumanise !
Si Jésus est celui qui toujours aime davantage, alors, je veux marcher sur ses traces et aimer Julie sans compter !