Dans son dernier ouvrage « Le don du Christ. Lecture spirituelle » (Bayard ed.) le père jésuite Albert Vanhoye – qui sera prochainement créé Cardinal par Benoît XVI le 24 mars 2006 – nous introduit à une lecture spirituelle du mystère du Christ, tel qu’il peut être perçu dans la prière.
Dans l’épisode de la multiplication des pains, la prière d’action de grâces, ou de bénédiction, se présente à première vue comme un fait ordinaire de la vie quotidienne. Avant de manger, les Israélites avaient l’habitude de bénir Dieu pour la nourriture. Plusieurs, probablement, prononçaient la formule courante de manière plutôt distraite et machinale. L’attitude prise par Jésus, les yeux levés vers le ciel, montre que, pour lui, il ne s’agissait pas d’une formule récitée distraitement, mais d’une vraie prière, d’un contact authentique avec Dieu. Cette attitude rappelle la phrase du psaume : « Vers toi, j’ai les yeux levés, qui te tiens au ciel » (Ps 123,1).
Le point le plus important, cependant, n’est pas celui-là. Regardons les circonstances de cette action de grâces. Ce ne sont pas des circonstances d’abondance, mais, au contraire, de pénurie, de disette. Normalement, l’action de grâces se situe dans un contexte d’abondance, quand rien ne manque, quand tout est prêt pour une fête. Ici, au contraire, tout manque, ou, plus exactement, il y a une disproportion alarmante entre le peu de ressources disponibles et les besoins énormes. Pour nourrir une foule de plusieurs milliers de personnes qui se trouvent dans une région déserte, à une grande distance de toute habitation, Jésus a cinq misérables petits pains ou galettes. « Qu’est-ce que cela pour tant de monde !» a fait remarquer un disciple réaliste (Jn 6,9). Apparemment, il n’y a donc pas lieu de se réjouir. Ce serait plutôt le moment de se lamenter, de gémir, de se décourager, de se rebeller contre Dieu. De fait, durant l’Exode, une situation de ce genre provoquait les lamentations, l’exaspération, la rébellion (cf: Ex 16,2-3 ; Nb 11,4-6). Dans une telle situation, Jésus, au contraire, prend les cinq pains, lève les yeux vers le ciel et bénit le Père céleste. Il ne se plaint pas de ce qu’il n’a pas ; il rend grâces pour ce qu’il a reçu, et ce contact reconnaissant avec Dieu son Père débloque la situation. Jésus est remonté jusqu’à la source de tout bien. « Tout don excellent, toute donation parfaite vient d’en haut et descend du Père des lumières » (Jc 1, 17). Par la reconnaissance. Jésus a ouvert la voie à la bonté divine, qui donne à tous avec abondance : tous mangèrent à satiété et, après le repas, on ramassa beaucoup de restes.
Si, au lieu de nous lamenter de ce que nous n’avons pas, nous rendions grâces à Dieu pour ce qu’il nous a donné, en beaucoup de circonstances notre situation serait changée, transformée, et nous pourrions, avec la grâce généreuse de Dieu, faire des choses merveilleuses. La fondatrice des Petites Soeurs des Pauvres, la bienheureuse Jeanne Jugan, en est un exemple parmi d’autres. À une personne qui s’émerveillait de son succès (partie de rien, elle avait réussi à secourir des milliers de personnes âgées), elle déclarait : « J’ai été bénie, parce que j’ai toujours beaucoup remercié la Providence. » Elle avait imité l’action de grâces de Jésus avant la multiplication des pains et avait réalisé ensuite des choses surprenantes avec l’aide du Père céleste.
Un autre trait doit être mis en relief. De quoi, exactement. Jésus rend-il grâces dans cet épisode ? D’avoir lui-même quelque chose à manger ? C’est la situation habituelle. Nous rendons grâces pour la nourriture que nous mangeons. Mais ce n’est pas le point de Vue de Jésus. Il n’a pas demandé les pains pour lui-même, mais pour les distribuer aux autres. Aucun évangéliste ne dit que Jésus ait mangé ; tous disent qu’il a donné les pains, qu’il les a distribués. Il rend donc grâces à Dieu, non d’avoir quelque chose à manger, mais d’avoir quelque chose à donner. Le Père céleste est celui qui donne ; Jésus rend grâces au Père pour la possibilité qu’il a de s’associer au mouvement du Père, à l’action généreuse du Père. « Père, je te rends grâces pour ces pains que tu as mis entre mes mains, afin que je puisse, en les distribuant, participer ainsi à ta vie d’amour et de don. » L’attitude de Jésus diffère beaucoup de notre attitude intéressée. Nous nous emparons des dons de Dieu et demandons toujours d’autres dons pour nous-mêmes. Jésus voit, dans les dons de Dieu, la possibilité de donner aux autres et il rend grâces en s’abandonnant avec confiance à la générosité du Père.