Personnalité forte et simple à la fois, le P. Jacques (Lucien Bunel) est un témoin lumineux de cette première moitié du 20è siècle, pris dans les bouleversements d’une société en transformation et la tourmente de la guerre et du rejet de l’autre. Educateur, apôtre, témoin, ce Carme au tempérament fougueux nous laisse le témoignage d’une vie toute entière livrée
Biographie
Né en 1900 à Barentin, près de Rouen, Lucien Bunel doit à sa détermination sans bornes d’entrer au Séminaire en 1912, alors que sa famille est pauvre. Il veut être un « grand monsieur le curé ». Petit séminaire, grand séminaire, Lucien, de nature bouillonnante, comprend que c’est en lui que la conversion doit s’opérer.
Durant ces années de formation, il découvre la déchristianisation des campagnes et, surtout, les enfants laissés à eux-mêmes. Véritable appel pour lui à être sans restriction apôtre et éducateur, vocation à laquelle il se donne dès lors sans compter. Nommé professeur dans un collège du Havre, ordonné prêtre en 1925, c’est en s’oubliant lui-même et en n’existant que pour l’autre qu’il livre toute ses énergie, dévoré par mille activités.
Pourtant, l’appel au désert, la soif de l’absolu de Dieu le travaille et il aime à se retrouver dans la solitude de la création.
En 1931, sa décision est prise : il entre chez les Carmes de Lille, attiré par la vie d’oraison. En 1934, il est nommé directeur du Petit Collège d’Avon que les Carmes viennent d’ouvrir. Il y déploiera pleinement son charisme d’éducateur qu’il comprend comme un véritable appel de Dieu pour son temps, alors que les thèses fascistes et nazis font leur chemin dans les esprits.
En 1939, la guerre éclate et le P. Jacques est mobilisé. Un an plus tard, c’est la défaite française et bientôt, l’occupation. Le P. Jacques est bouleversé par l’oppression et la persécution que subissent les Juifs. Que faire ? C’est ainsi qu’il entre, presque naturellement, dans la résistance, le Petit Collège servant à cacher des réfractaires au S.T.O., des résistants et surtout des enfants juifs, inscrits sous un faux nom.
Mais, en 1944, il est arrêté par la Gestapo, avec 3 enfants juifs cachés au collège. Il aura cette phrase, immortalisée par le film de Louis Malle : « Au revoir, les enfants, continuez sans moi ».
Transféré alors de camp en camp, jusqu’à Mauthausen, le P. Jacques est auprès des déportés un témoin d’humanité, de charité et d’espérance, dont la force était enracinée en Dieu : « pur feu flambant » selon l’un de ses compagnons.
Le 5 mai 1945, le camp de Mauthausen, où le P. Jacques vient d’arriver, est libéré.
Exténué, il trouve encore la force de représenter les Français aux réunions du Comité International des Déportés. Mais l’épuisement le rattrape et il s’éteint le 2 juin 1945 à l’Hôpital de Linz.
Le 9 juin 1985, la médaille des Justes lui est décernée par l’Etat d’Israël.
« N’exister que pour l’autre »
« C’est là la vie du prêtre.
Oublier tout, quitter tout, même la vie, pour les autres.
N’exister que pour les autres,
que pour leur faire connaître Jésus et le leur faire aimer. »
Le P. Jacques n’est encore que l’Abbé Bunel quand il décrit ainsi la manière dont il comprend sa vocation de prêtre.
Tout est orienté, en lui, vers l’autre : les autres, ces enfants des campagnes, ces hommes et ces femmes vers qui il est envoyé, mais aussi l’Autre, Dieu, qu’il aime à chercher dans « le calme du bois, dans le murmure des arbres, dans la prière des oiseaux ».
Les deux sont inséparables : la vie du P. Jacques est une vie livrée au bien de l’autre et trouve sa source dans la contemplation du mystère de Dieu qui se donne à l’homme. Même soif de l’absolu qui l’habite.
Il est pour nous une lumière, dans notre monde où le souci de soi qui peut être légitime prédomine. Le P. Jacques nous invite à livrer nos énergies dans le service et l’amour de l’autre, nous oubliant nous-mêmes et ne cherchant que le bien de l’autre.
Eduquer : « faire sortir l’homme »
Au Havre comme ensuite au collège d’Avon puis dans les camps, auprès des prisonniers, le P. Jacques voit la haute tâche d’éduquer comme un véritable service de l’humain.
Eduquer, c’est « e-ducere, mener hors de, faire sortir de, faire sortir l’homme, l’homme total, l’homme épanoui dans l’enrichissement de toutes ses facultés ». Voilà ce qui le taraude auprès de tous ceux à qui il est envoyé.
Et il avoue sans fard que le premier à éduquer, c’est lui-même
si l’on veut redonner à la tâche toute sa vérité.
Le maître est pour lui un « éveilleur », comme sans doute Jésus l’est pour lui-même.
Au cur de la tourmente de la guerre, de la montée et de la normalisation de la haine de l’autre, « éduquer » devient pour lui encore plus urgent : « Notre société actuelle est trop malade de cette lèpre : l’absence d’hommes. »
Comment être et devenir « homme » si la liberté et plus encore cette liberté intérieure est menacée, tournée en dérision, maquillée ? A Avon, dans l’engagement du Résistant aux côtés des juifs, le P. Jacques veut conduire les enfants à une vraie liberté, à faire usage de leur liberté. A la suite de Jésus, et à contre-courant, le P. Jacques veut être un « libérateur » des libertés.
Ce n’est pas lui qu’il cherche, dans un souci plus ou moins paternaliste. Au contraire, la vocation finale de l’éducateur est pour lui de s’effacer : « ne pas s’imposer à l’enfant, encore moins à l’adolescent. »
Témoin de l’engagement pour l’homme et l’homme libre, dans un siècle tourmenté où l’absence de « l’humain » et le manque de liberté dominent insidieusement, le P. Jacques a entendu l’appel de Dieu au plus concret de l’histoire. Avec lui, il s’est mis du côté de la croissance de la vie et de la liberté, sachant bien que « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » (St Irénée).
Il nous invite ainsi à nous engager pour servir « l’homme total, l’homme épanoui » en servant sa liberté, dans un profond respect.
« Tenir haut l’esprit »
C’est dans l’enfer des camps que la vie du P. Jacques trouve son accomplissement : servir l’homme, n’exister que pour l’autre tout cela trouve dans les camps une actualité urgente.
Dans ce monde clos où les hommes sont réduits à des corps, voire des numéros, le P. Jacques, avec d’autres, veut tenir haut l’esprit, redonner dignité.
Il n’hésite pas à s’appuyer sur les réseaux déjà existants, notamment ceux des groupes de solidarité mis en place par les communaistes, groupes qu’il étend et généralise : 3 ou 4 déportés par groupe prélèvent une part de leur ration pour la donner à un plus faible. Dans le souci de l’autre, et du plus faible, c’est encore l’homme qui se tient debout.
Tous les témoins le diront : le P. Jacques « était là, près de nous », « aidant ceux qui n’en pouvaient plus, relevant ceux qui tombaient, donnant même de son pain à ceux qui avaient faim. »
Alors que les SS et les gardiens cherchaient à réduire l’homme, le P. Jacques « réconciliait dans la guerre avec l’espèce humaine » : ces déportés n’avaient plus honte d’être des hommes.
Où trouver cette force de continuer à être un homme et à relever l’homme dans le frère ?
C’est dans la contempaltion du Christ sur la Croix, au milieu des souffrances que tous endurent que le P. Jacques puise son énergie de vie et de don de soi.
« N’en doutez pas, le Christ est là au mileu de nous, comme il était sur sa Croix, et vous pouvez le contempler. »
Il est ainsi pour nous témoin de la force de Dieu à résister à l’inhumain, continuant à servir la vie alors que tout semble la baffouer, plaçant notre espérance et notre force en Dieu lui-même qui se tient à nos côtés.
A sa suite, voulons-nous, nous aussi, devenir des témoins d’humanité ?